lundi 10 novembre 2014

D.H.LAWRENCE / Mr. Noon

EXTRAIT / 

"- Un instant! dit-elle.
Elle se dirigea vers le portail, introduisit son doigt dans un trou. Un loquet cliqueta et elle ouvrit une sorte de petit guichet que l'on ne fermait pas à cause des boulangers;
- Venez, dit-elle.
Elle s'enfonça dans l'obscurité. Il la suivit entre les deux magasins, là où les fourgons déchargeaient. Au-delà de l'obscurité pluvieuse, les brillantes lumières d'une petite bâtisse située à proximité de la cour révélaient, dans le désordre de la place, les fantômes de vieilles caisses et de cageots. Il faisait très noir dans le passage.
Emmie le conduisit à l'autre bout, puis elle monta sur une marche dans un renfoncement du porche. 
- Montez, dit-elle en le tirant par le bras.
Il s'exécuta et ils se serrèrent dans le renfoncement pour se bécoter. 
Alors qu'elle fourrait son bonnet de velours dans sa poche, il réalisa qu'il y avait d'autres couples dans l'entrée; il perçut des petits bruits étouffés, puis des taches blanches, des taches plus sombres dans les recoins et les renfoncements. Ils n'étaient pas seuls. Ils avaient heureusement trouvé un coin vide.Il aimait les autres présences invisibles et leurs légers bruits troublants.(...)
Emmie, dans son imperméable mouillé, se blottit entre ses bras. Il était réputé comme bécoteur et elle comme fille facile. (...) Tous les deux ayant en quelque sorte leur réputation à soutenir, ils étaient un peu excités."

David Herbert Lawrence, Mr Noon, Presse Pocket, 1986.
Photographie: Stephen Gill.





lundi 3 novembre 2014

JOSEPH ROTH / Notre assassin ( Beichte eines Mörders)


C'est un petit livre, un de ceux qui se dévorent / dévalent en une nuit. D'ailleurs pour bien faire, celle-ci serait plutôt hivernale, éclairée par la lueur d'une lune sale, réverbérée par quelques plaques de neige durcie. Alors on pourrait éprouver comme un continuum avec ces pages sèches, implacables dissectrices d'un coeur humain en proie au malheur de se perdre, alors qu'il ne cesse de revendiquer une existence auprès de ceux qui le rejettent.

Notre assassin est le récit-confession d'un espion russe échoué à Paris et que  minent la conscience démente de son statut de bâtard, une haine incurable à l'égard de son demi-frère, le fils légitime, et une détestation de soi qui culmine lorsqu'il se rend coupable de la déportation d'une jeune révolutionnaire, dont l'intégrité est le pendant parfait de sa trahison. Dans sa forme, Notre assassin évoque aussi bien Stevenson que Boulgakov. La voix récitante y est celle d'un homme partagé entre deux identités, deux noms, un homme dans les limbes en quelque sorte,  comme surgi du silence de la salle déserte du Tari-Bari, le restaurant russe où se retrouvent, tard le soir, quelques exilés. Voix qui s'évanouit à la fin  du roman, tandis que, par un tour de passe-passe, le diable, sous les traits maléfiques d'un hongrois boiteux, surgit à l'improviste - ou presque. 

Que ce récit d'une créature de l'ombre, pitoyable ( croyant assassiner sa maîtresse et l'amant de celle-ci, il ne parvient qu'à les blesser et à s'enchaîner à une faute primordiale, qui ne le laisse pas en paix) se situe au coeur des années sombres qui encerclent la Grande guerre ne surprend pas. Joseph Roth, en 1936 est dans un état de délabrement avancé, ce qui explique peut-être qu'il moud serré, dans ce roman mal connu, mal aimé, les grains étranges de la haine de soi, de l'illégitimité, de l'imposture- privées, politiques , systémiques.  Des grains semés par une certaine forme de modernité, concernée structurellement par la terreur et la catastrophe, génératrice d'"une histoire de désolation" dont Roth fut lui-même l'une des victimes.

Extrait /

"Il nous paraissait se taire doublement. Quand un narrateur s'interrompt sans porter à ses lèvres la consommation qu'il a devant lui, il suscite chez ses auditeurs un étrange embarras. Nous nous sentions tous gênés. Nous avions honte de la regarder dans les yeux. Nous fixions sur notre boisson des regards presque stupides.
(...) Nous étions livrés pieds et poings au silence mortel. De 
longues éternités semblaient s'être écoulées depuis que G. avait commencé de parler. Des éternités, dis-je, et non des heures. Tous, nous regardions à la dérobée la pendule arrêtée du restaurant et il nous semblait que le temps était aboli. Sur la blancheur du cadran, les aiguilles ne se contentaient pas d'être noires, elles répandaient une tristesse véritable, une tristesse noire comme l'éternité. Les aiguilles s'arrêtaient dans une immobilité sournoise. Elles n'étaient pas immobiles à cause de l'arrêt des rouages, mais par une espèce de méchanceté et comme pour nous montrer que la suite du récit que G. s'apprêtait à reprendre serait une histoire de désolation. L'éternelle histoire qui n'est tributaire ni du temps, ni du lieu, ni de la nuit, ni du jour. Puisque le temps s'était suspendu, le lieu où nous nous trouvions s'affranchissait lui aussi de toutes les lois de l'espace. Nous n'étions plus sur la terre ferme, mais sur les eaux sans cesse oscillantes de l'océan éternel. Nous étions sur un navire. Et nous voguions sur la nuit."

Joseph Roth, Notre assassin, Christian Bourgois, 1994, Paris. Nouvelle traduction et édition chez Rivages Poche, 2014.