dimanche 8 décembre 2013

ANGELA CARTER / La danse des ombres

"La cicatrice lui traversait tout le visage, et descendait, descendait, depuis le coin de l'oeil gauche, le long du nez, près de la bouche, en travers du menton avant de disparaître sous le col de son chemisier. La cicatrice était rouge et à vif, comme si à la moindre pression elle pouvait se rouvrir et saigner; et la chair portait encore la marque des points de suture qu'on y avait mis. La cicatrice avait plissé la chair tout autour d'elle, comme si une couturière amateur et maladroite avait rapetassé  grossièrement la couture et l'avait renvoyé en lui disant:" Je pense que ça ira comme ça." La cicatrice lui tirait tout le visage de côté et, même de profil, quand la chose hideuse était invisible, il apparaissait horriblement déjeté, la peau et les traits étant détachés des os.
 Un mois plus tôt, c'était une belle fille, une jeune fille blanche et dorée, comme de la lumière de la lune sur des marguerites. Et il regardait sa beauté détruite. Les bruits du café lui résonnaient dans la tête; son sang se mit à battre derrière ses yeux.  Les murs blancs tournèrent autour de lui et il crut qu'il allait s'évanouir. Mais il ne s'évanouit pas.
(...)
"C'est une petite très ardente, elle est chaude", avait dit Honeybuzzard, avant de lui donner un coup de couteau. Tous les clichés lui allaient comme un gant; une flamme de bougie pour des papillons de nuit, un feu qui dévorait ceux qui l'entouraient mais qui ne se consumait jamais. Et maintenant, son visage était tout de travers et pouvait tout d'un coup - si elle prenait une trop grande gorgée de bière, si elle faisait imprudemment un sourire trop large, ou si elle ouvrait trop la bouche pour demander "du pain et du froma-a-a-age"- laisser couler des litres de sang et les noyer tous, et elle avec."

Angela Carter, La danse des ombres, Christian Bourgois, Paris, 1998.

VIRGINIA WOOLF / Lettre à un jeune poète

Paradoxe qu'une lettre de conseils, de partage, de la part d'un auteur qui se défend plus que tout autre de donner des leçons...
Même si ce texte louche par son titre du côté de Rilke, Virginia Woolf est bien loin de proposer une quelconque masterclass. Mieux elle commence par rappeler son statut de "maître ignorant":
"Je déborde d'idées inabouties, peu présentables, échevelées et embarrassantes, à propos de la prose et de la poésie."
Virginia Woolf, c'est un fait attesté par sa correspondance et des passages poignants de son journal ( huit volumes chez Stock!) n'a cessé de douter en profondeur de sa capacité à rendre visible, audible, intelligible, une parcelle de la richesse du monde. Aucun snobisme dans ce qui se donne ainsi comme une anti-leçon, semblable à la plupart de ses essais, habités par une musique - la fluidité d'une pensée mouvante- sensible et séduisante. Aucune posture facile de supériorité intellectuelle non plus, face à un jeune aspirant à la littérature- ne jamais oublier ce qu'il y a d'aristocrate en V.W., qui malgré tout a conscience d'être une voix et une figure du monde des lettres. Ses piques contre des pairs, pour mordantes qu'elle soient, jaillissent plutôt d'inquiétudes viscérales que ravivent des personae perçues comme rivales, Katherine Mansfield, par exemple,  dont elle avait deviné la dimension gemellaire, et qui la jetait dans un trouble irraisonné.
John Lehman, l'interlocuteur avoué auquel Virginia accorde la faveur de quelques réflexions sur le métier de poète, est un jeune collaborateur du couple Woolf, à la Hogarth Press, éditions indépendantes qu'ils ont co-fondée et qu'ils co-dirigent. Entre Lehmann et Leonard, ce n'est pas un secret, le courant passe mal. Quant à Virginia, elle se tient sur les franges de cette relation ambigüe, et entretient par la réserve un statut iconique.
Quand elle répond à ce jeune poète, c'est depuis le lieu duel à partir duquel elle a au fil du temps auto-engendré sa légitimité intellectuelle; le lieu à partir duquel elle s'est extirpé de cette   jeunesse fragilisée par la claustration imposée par son père (l'imposant et victorien Sir Leslie Stephens) qui l'a tenue éloignée de l'université, d'une confrontation au savoir et aux autres producteurs - de discours, de théories et de règles. Confrontation cruciale pour l'élaboration de son propre faisceau de représentations. Et que dire de la fragilité dans laquelle la maintient son mariage avec Leonard Woolf qui s'institue, avec une forme incontestable d'autorité, comme le garant de sa santé mentale... Or cette histoire personnelle de Virginia Stephen, toute marquée par les deuils successifs, précoces, et l'instabilité psychique, le fut tout autant par  la rébellion, depuis l'emménagement des deux soeurs à Bloomsbury jusqu'à son mariage avec Leonard Woolf, intellectuel juif et pauvre. Le courage de Virginia Woolf est l'autre versant de ce lieu d'où elle parle, le courage de ne pas se détourner de ses voix terrifiantes, échos de tourments, traces de délires, et de les accueillir au sein de son écriture jaillissante. 


Dans les propositions de réflexion qu'elle soumet à son interlocuteur, deux questions surgissent, pâles mirages: "mais au fait qu'entend-on par soi-même?"; " comment en sortir? Comment pénétrer dans le monde des autres?"

Ne serait-il pas alors que cette parole bouleversante, une de celles qui peuvent peser de tout leur poids symbolique sur une vie de lecteur, s'irrigue encore et toujours dans la liberté immense de Virginia Woolf, tenue absente du cadre corseté de la parole dominante? Cette  voix audacieuse, tendre et affutée, s'imposant comme celle d'une ensorceleuse...

"Dirigez-vous maintenant vers la fenêtre et respirez devant en laissant simplement votre sens rythmique s'ouvrir et se fermer, s'ouvrir, se fermer, librement et sans crainte: toutes les choses vont se fondre l'une dans l'autre, les taxis vont se mettre à danser avec les jonquilles, et les fragments épars se réuniront pour former un ensemble."



Virginia Woolf, Lettre à un jeune poète, Arléa, collection L'étrangère, Paris, 1996.


mercredi 23 octobre 2013

ELIZABETH BISHOP / Autoportrait




"Mon père est mort, ma mère est devenue folle quand j'avais quatre ou cinq ans. Ma famille: je crois bien qu'ils étaient tous tellement désolés pour cette pauvre enfant qu'ils ont tenté de faire de leur mieux. Et je crois qu'ils y sont parvenus. Je suis partie vivre en Nouvelle Ecosse avec mes grands- parents. Puis je suis allée vivre chez ceux de Worcester, Massachusetts, très peu de temps, et j'ai été terriblement malade. J'avais alors six ou sept ans. Puis je suis partie vivre avec la plus âgée des soeurs de ma mère. Chaque été, je retournais en Nouvelle Ecosse. Quand j'ai eu douze ou treize ans, ma santé était suffisamment bonne pour qu'on m'envoie en camp de vacances à Wellfleet, et puis on m'a envoyée au collège à l'âge de quinze ans ou seize ans. Ma tante m'adorait et était vraiment très gentille avec moi. Elle était mariée et n'avait pas d'enfant. Mais mes rapports avec ma famille - j'ai toujours été une sorte d'invitée, et je crois que j'en ai toujours été consciente."




Photographie: Louise Crane & E.Bishop.
Extrait de l'interview d'Elizabeth Bishop, Paris Review, 1978.

dimanche 13 octobre 2013

ANNIE DILLARD / Mirages

"Tout l'été, des mirages apparaissent au-dessus de l'anse du Puget. Ils apparaissent et s'évanouissent. Pendant tout le temps que dure leur apparition, ils déchiquettent les îles et les eaux, les lacèrent, et nous rendent esclaves de nos sens. Tout se passe comme si l'été lui-même était un mirage, un rêve passif de plaisir, un leurre. En hiver, les plages sont vides; les mouettes languissent; le ciel, refroidi, sous le couvercle des nuages, est constitué d'une matière raisonnable. On allume tôt les lampes; on bloque les portes. On vit en esprit. Partout l'eau est vide; seuls les pétroliers continuent à passer; les sourdes vibrations de leurs moteurs Diesel et leur sillage puissant ne s'ajoutent au gémissement du vent que pour un court instant d'ébranlement supplémentaire; puis ils disparaissent.
Il n'y a personne dans les parages. Bien que notre bungalow soit directement sur la plage et que la vue s'étende sur plusieurs miles de côte, l'hiver, nous n'apercevons qu'une seule lumière humaine. Au crépuscule, quelqu'un, au Canada, allume une lampe; elle brûle près du rivage de Saturna, une île canadienne située de l'autre côté du détroit de Haro, à sept miles nautiques de chez nous.
 (...)
L'hiver, il n'y a personne, il n'y a rien.

Annie Dillard, extraits de Mirages, pages 172-178, in " Apprendre à parler à une pierre", C.Bourgois, 1992. Traduction:Béatrice Durand.



samedi 12 octobre 2013

ANNIE DILLARD / Apprendre à parler à une pierre


Relire... Relire un livre a toujours quelque chose de mystérieux, de troublant. A la rencontre avec un texte, des sons, des images se superposent les sensations, les lieux, les postures de la première fois qu'on avait eu tout cet univers entre les mains. Puis, tapi un peu en arrière, il y a le motif de ces retrouvailles, le pourquoi de ce désir de revenir à un texte.

Pour moi, depuis quelques semaines, un possible changement de vie  m'entraîne vers les eaux puissantes d'écrivains du dehors, loin des mondes construits, abris privilégiés des signes hideux d'une urbanité dont il m'arrive de plus en plus souvent de me lasser. J'ai regroupé quelques volumes épars dans la bibliothèque, forte de la certitude que je pourrais y confronter mes désirs et mes peurs à des expériences ou des fantasmagories, autant de chambres d'écho.

Annie Dillard, j'en ai déjà parlé, rapidement. Curieusement je ne parviens pas à remettre la main sur mon livre préféré, "Pélerinage à Tinter Creek", je l'ai donc racheté... persuadée que ce geste me garantirait de retrouver ma belle édition - en pure perte! Je me suis tournée alors vers ce recueil moins aimé, lu trop vite - à contresens de ce qu'exige cet auteur. J'ai reconnu dès les premières lignes du texte liminaire cette impression d'adéquation que l'on a toujours lorsqu'on lit un livre "at the right time". Cette voix-là allait droit à moi, me concernait entièrement dans le même temps que je déroulais son fil.

"J'aimerais vivre comme je le dois, de même que la fouine vit comme elle le doit.(...)Nous le pourrions, vous savez. Nous pouvons vivre comme nous le voulons.(...) Je pense qu'il serait bon, juste, obéissant et pur d'attraper au vol la nécessité qui nous est propre et de ne pas la laisser échapper, de nous laisser ballotter partout où elle nous entraîne."


En contrepoint de récits, toujours réflexifs, sur l'immensité de ce qui nous entoure et nous contient, d'autres textes creusent le sillon de l'infiniment petit, concentrés, resserrés autour d'un phénomène, d'une parcelle parcourue de long en large... Savoir n'est pas voir; mais scruter les vibrations infimes de la nature est un acte d'amour, incontestablement.

Les textes réunis ici, je pourrais tous les citer, depuis Eclipse totale - un mur d'ombre s'abat en Février 1979 sur l'état de Washington,rejouant l'Apocalypse, comme une mort annoncée- Un champ de silence - une matinée d'été dans une ferme isolée, le silence "de la matière prise sur le fait" étreint la narratrice- ou Lentilles - l'observation au prisme d'une paire de jumelles d'un couple de cygnes se transforme en une peinture abstraite, en traits de lumière... 
Bien sûr j'ai adoré "Une expédition au Pôle": récit méditatif d'une série d'expéditions défaillantes dans le Grand Nord, hommage poétique et poignant à ce travers humain, l'ardent et naïf désir de connaître. Les espaces polaires (païens dans leur démesure et semblables dans leurs contours flottants aux dernières peintures de Whistler), qualifiés de "belles au bois dormant", seront fatals à Franklin, Parry, Amundsen, Nansen, Greely, Falcon Scott... autant de noms, de corps pour joncher la route des grandes découvertes de l'homme occidental.

J'ai retenu "Mirages", pour la seule raison qu' il me semble contenir tous les autres... Alors si vous avez envie de solitude, d'espace et de magie...


Annie Dillard, Apprendre à parler à une pierre, Christian Bourgois, 1992.  

vendredi 27 septembre 2013

LAURA KASISCHKE / Esprit d'hiver.


Encore une fois je reste perplexe après la lecture pénible du dernier Laura Kasischke.  Difficile de démêler ce qui séduit dans l'oeuvre en cours, régulière comme un métronome, de cette américaine... Troublantes, ses histoires de revenants, de corporéités maladives, d'adolescents dangereusement opaques interrogent les revers, les plis d'une mythologie américaine ramenée à la peau de chagrin du quotidien de la ménagère middle-class dans une suburb chic et "clean". 

Obsédée par les limbes, cet entre-deux d'avant l'effacement des êtres et d'après le drame, Laura Kasischke joue le sur-enfermement comme d'autres le surcadrage: blizzard, espace confiné de la cuisine / coeur du foyer, barrière mitoyenne du jardin. Là, à l'étroit, elle ronge son os... et désarticule à s'en donner le tournis une relation osmotique entre une mère et sa fille. 
Car le personnage principal, , dont on saisit vite que sa perception, ses mots doivent être absolument mis en doute, invalidés, c'est la mère. Le statut qui pose littéralement problème, parce que mal incarné, mal approprié, c'est le sien. La mère de ce roman n'a de cesse de monter des murs autour de sa fille, allant jusqu'à poser un verrou à la porte de sa chambre pour la défendre de possibles intrusions ( il s'agit en fait d'éviter que ne se rejoue une scène primitive, celle de la dernière visite à l'orphelinat où la fillette avait été adoptée). Evidemment cette fille mise à l'abri de tout s'avère n'être qu'un mirage fantasmé. Le seul risque qu'encourt Tatiana (la fille) c'est qu'elle n'est pas Tatiana. Son identité autre ( la fillette adoptée n'est pas celle qui avait été désirée) totalement refoulée par sa mère adoptive, est la clef qui aurait permis d'éviter sa mort accidentelle.

Le roman sonne alors comme l'étude clinique d'un "dérèglement" maternel, dévoilant au passage la dimension catastrophique du déni - pour poursuivre son roman familial, la mère évite soigneusement tout examen médical susceptible de rétablir la vérité sur Tatiana, éludant toute confrontation au réel qui aurait le visage atroce d'une vérité entrevue à l'orphelinat -le fameux "secret derrière la porte".

  Mais au-delà de ce qui ressemble à une virtuosité, quelque chose résiste, qui peut susciter le malaise. Peut-être que, tapie sous ces éléments fictionnels, la question du même et du différent est envisagée sous des angles problématiques par Laura Kasiscke.  Trop de blancheur, certainement, pour qui n'ignore pas le bel essai de Toni Morrison, "Playing in the Dark", trop de masochisme féminin, trop de nervosité hystérique et une paranoïa, qui, pour se retourner diaboliquement contre celles qui la mettent en oeuvre, n'en demeure pas moins le territoire fantasmatique préféré, idéal, de l'auteur - efficace, au risque de lasser. L'autre, c'est ce qui surgit dès lors que le même se dérobe. L'autre est quelque part en dessous du même. On ne sait quand il frappe, probablement dans un endroit sûr, entendez familier, et le Mal circule paré  des atours les plus ordinaires. On a déjà entendu ça quelque part...



Laura Kasiscke, Esprit d'hiver, Christian Bourgois, 2013.
Photographies: Alec Soth.

mardi 3 septembre 2013

ELSE LASKER-SCHÜLER / Eros


"(...)

Couchée à ses pieds
Et me plaignant auprès d'Eros
De mon désir ardent.
Oh, je l'ai aimé à la folie.
Comme une nuit d'été
De ma tête coulait
Du sang noir sur ses genoux
Et mes bras brûlaient à son toucher.

Jamais mon sang n'avait été si agité par la braise,
Je remis ma vie entre ses mains,
Et il me hissa hors de lourdes
angoisses du crépuscule.

(...) "

Else Lasker-Schüler, Eros, poème traduit par Laure NGUYEN-HUYNH, éditions Derrière la salle de bains ( disponibles sur leur site  leseditionsderrierelasalledebains.bigcartel.com ou, pour les parisiens, à la librairie Texture), collection Little Poetry.

photographie: Simona Ghizzoni

dimanche 1 septembre 2013

EDITH WHARTON / Eté


"...tout le reste de sa vie n'était plus à ses yeux que la bordure d'ombre qui entourait le foyer lumineux de leur passion..."

Une saison. Une femme.
Des désirs. Des désillusions. 
Le plein soleil, et les ombres qui gagnent, lentement, autour de Charity et de ses tentatives pour échapper au sort étroit que lui réservent à la fois son tuteur, ses origines et la poussiéreuse bourgade campagnarde où elle croupit.
Ce roman assez éloigné des grands romans whartoniens en ce qu'il lui manque la coloration new-yorkaise, internationale qui signale à quel point elle obéit au conseil de l'ami Henry James d'"étudier cette vie américaine qui (l')entoure" aurait plutôt à voir avec "Ethan Frome". Comme cette histoire, "Eté" raconte un désir mis à mal. Hélice implacable, "Eté" surjoue la tension: les images d'ascension diffuses et multiples ( la montagne retrouvée, l'élévation possible à un autre rang social par le mariage, le cheminement vers une forme de maturité sexuelle, identitaire...) s'enroulent sans cesse autour de  celles de la chute. Le sordide ( la masure des Hyatt, la visite à une avorteuse, le taudis qui sert de refuge à la fuyarde) traverse tout le texte, ne se laissant jamais complètement dissoudre dans les émois et les exaspérations d'une passion aux accents bucoliques. Pour chaque page d'étourdissement lumineux, coloré, sensuel, il y en a une autre où pénètrent plus ou moins subtilement les ombres, l'obscurité et ses menaces. Le point culminant étant le retour de Charity chez elle, dans la montagne proche, pour assister à la mise en terre de sa mère. Réellement orpheline, elle n'a plus d'autre choix que de redescendre, sur tous les plans, réels et symboliques.
Ainsi resserrées de chapitre en chapitre, ces découpes écrasent l'héroïne dans ses secousses pour se libérer.  La fin du roman est sans concession un retour à l'ordre, un de ces "backlash" déprimants puisque Charity, comme une bête qui aurait échoué à quitter son enclos, revient chez son tuteur en qualité d'épouse, le mors aux dents. Rattrapée, elle aura goûté au plaisir et entrevu la possibilité d'une autre existence, plus raffinée, plus en accord avec un "moi" qu'elle pressent- sans y accéder.

Un temps, celui d'un été, elle a frôlé la réconciliation avec quelque chose de profondément vivace en elle: son corps aura parlé, senti, reconnu une part de sauvagerie, de force brute que Wharton met en lien avec son ascendance, rejouant la carte rebattue de la connexion "classe populaire/sexualité dangereuse". Sans sembler y croire totalement.... plutôt comme un alibi commun et commode. Conventions, toute puissance du patriarcat ( Tout de même!... Elle épouse celui qui a tenté de la violer alors qu'il est son tuteur et père adoptif depuis ses cinq ans, Monsieur Royall...)viendront inéluctablement à bout du pauvre roman de Charity. 
Cynisme? Résignation? Edith Wharton sait mieux qu'une autre combien le chemin vers la liberté, vers l'indépendance est ardu et combien il nécessite souvent une fortune personnelle, ou des appuis qui font défaut à son héroïne. 
Reste un roman grisant comme un mois d'Août, à lire les pieds dans l'herbe, l'oreille taquinée des seules vibrations des vols d'insectes. Un peu d'été, encore...

Edith Wharton, Eté, 10/18, 1996. Photographie: J.H.Lartigue.

vendredi 16 août 2013

MINA LOY / La rose métisse

 

Mina Loy a créé, vécu, aimé, au début du vingtième siècle, à l'ère des avant-gardes, mais c'est de son compagnon qu'il est toujours question lorsqu'on tente de l'extirper du gouffre d'ombre et de méconnaissance où gît son souvenir. Pas une notice biographique qui ne fasse mention de l'identité de l'époux fameux, extravagant et insaisissable: Arthur Cravan.  Alors qu'une récente réédition de "Maintenant" est disponible, les trois volumes des écrits de Mina Loy sont, eux, quasi introuvables et la renvoient de fait à une invisibilité cruelle. Fascinante de beauté, Mina Loy ne serait plus qu'une icône dans la longue liste des muses et des égéries si ne subsistaient encore les pages de "La rose métisse", ahuries et épiques, à l'esthétique baroque, mélange de Fin-de-siècle et de modernisme.
Poème autobiographique, cartographie des sentiments,  - les expressions, communes, ne livrent rien de la densité de ce qu'on lit ici. Littérature "irrémédiable" - et voici que l'on s'approche un peu plus. Le souffle court si près d'une première lecture,  difficile d'en rendre compte avec un tant soit peu de justesse - en voici donc un extrait, brevissime, mais l'heure semble se prêter à une divagation nocturne...


" Une invasion de voiles
enveloppe la raison verte de nos ailantes,
dans l'aile de la translucidité. 
(...)
De nuit,
la disgrâce -
décès dans la démence,
des lambeaux de linceul pendent
aux os de la folie. "

Mina Loy, La rose métisse et autres poèmes,  L'atelier des brisants, collection Comme, 2005. Traduction Olivier Apert.

dimanche 28 juillet 2013

MARGUERITE DURAS / Emily L.


"J'ai dit: je voulais vous dire que ce n'était pas assez d'écrire bien ou mal, de faire des écrits beaux ou très beaux, que ce n'était plus assez pour que ce soit un livre à lire dans une avidité personnelle et non pas commune. Que ce n'était pas non plus assez d'écrire comme ça, de faire accroire que c'était sans pensée aucune, guidé seulement par la main, de même que c'était trop d'écrire avec seulement la pensée en tête qui surveille l'activité de la folie. C'est trop peu la pensée et la morale et aussi les cas les plus fréquents de l'être humain, les chiens par exemple, c'est trop peu et c'est mal reçu par le corps qui lit et qui veut connaître l'histoire depuis les origines, et à chaque lecture ignorer toujours plus avant que ce qu'il ignore déjà.
Je vous ai dit aussi qu'il fallait écrire sans correction, pas forcément vite, à toute allure, non, mais selon soi et selon le moment qu'on traverse, soi, à ce moment-là, jeter l'écriture au-dehors, la maltraiter presque, oui, la maltraiter, ne rien enlever de sa masse inutile, rien, la laisser entière avec le reste, ne rien assagir, ni vitesse ni lenteur, laisser tout dans l'état de l'apparition."

Marguerite Duras, Emily L., Minuit collection double, 2008.

dimanche 21 juillet 2013

JULIO CORTAZAR / Epreuves


Tiroirs et chemins qui bifurquent. Ou comment l'écriture et le réel s'invitent, s'immiscent, se répandent dans un exercice ingrat - littéralement une "galère". Voici Epreuves de Julio Cortazar.

En bordure d'une route, sur les bas-côtés d'un sublime paysage de vacance(s)dans le Sud de la France, Cortazar reprend, tapi dans son véhicule-dragon-tanière (l'inénarrable Fafner) les épreuves du Livre de Manuel. C'est un homme fatigué, déjà atteint par la maladie, qui peine un peu à mettre la dernière main à son texte. 

Loin du temps où la solitude et le silence (la réclusion) s'imposaient à lui, cet insomniaque magnifique s'accompagne dans ses corrections de la radio (aujourd'hui il suivrait un fil twitter...) avec son ruban de présences, de nouvelles, de publicités.

Julio Cortazar n'est pas seul à s'entourer des voix vives de la radiophonie estivale.  C'est que nous sommes en soixante-douze. La France entière suit la retransmission des Jeux Olympiques depuis Munich. 

Effraction du réel, l'enlèvement des athlètes israëliens et leur exécution par le groupe Septembre Noir contamine tout ce qui a été écrit et qui est à écrire,  opérant violemment sur le travail de l'écrivain. La catastrophe s'incarne dans une troublante métaphore : le réel est venu se coller, dixit Cortazar dans les dernières lignes, poisseux et informe et horrifique, entre les pages du livre en cours, tel une énorme phalène palpitante...

Glissade contrôlée en apparence, miné par la présence incontournable de la barbarie, Epreuves explose en réquisitoire contre les hypocrisies politiques responsables de l'élaboration ( J'ai pour ma part toujours vécu à l'ombre du Plan Vigie-Pirate, décliné et réajusté en couleurs différentes au fil des années) du spectre ou de l'horizon de notre histoire contemporaine: l'attentat terroriste. 

Leçon d'écriture -"corriger un livre, c'est aussi l'affronter en tant qu'épreuve, vérifier s'il est vraiment la preuve de quelque chose"- aux accents sympathiques de Robinsonnade - "j'ai allumé le réchaud pour faire le café et aussi la radio, deux façons de se mettre en orbite" Epreuves dans ses dernières pages dégage du magma de la contemporanéité une représentation sans concession de l'Occident post-colonialiste à l'oeuvre dans le développement de cette violence spectaculaire.


"...Ces heures où nous nous replions dans le néant, où les choses continuent à se passer autour de nous, comme cette nuit à Munich, même si je n'ai pas la moindre possibilité d'intervenir à partir de mon dragon dans le Midi de la France, il s'agit de quelque chose qui étreint la condition humaine par en bas, la responsabilité- pour lui donner un nom.

Dormir c'est abolir tout témoignage, toute compagnie, cet être présent qui nous définit lorsque nous avons assumé notre vie au mieux. C'est comme se détourner d'un miroir, fermer la porte à un ami, ne pas voir la faim dans les yeux d'un chat collé à la vitre. La matinée du mercredi allait multiplier ce sentiment de culpabilité que bien des gens trouveraient absurde, puisque le temps de veille suffit plus qu'amplement pour les migraines, le hoquet, les phobies et l'asthme; à peine m'étais-je réveillé que la radio m'apporta la nouvelle des dix-huit morts de Munich, le carnage incroyablement maladroit perpétré par un dispositif policier que toutes sortes de raisons permettaient d'imaginer comme l'un des paradigmes du genre.

Si le paysage est un état d'âme, on comprendra que j'ai immédiatement quitté Vaison-la-Romaine et cherché un coin pour travailler dans une solitude amère."

Julio Cortazar, Epreuves, éditions de La Différence, Paris, 1991.













mercredi 17 juillet 2013

LAWRENCE FERLINGHETTI / C'était un visage que le noir pouvait tuer...



 C'était un visage que le noir pouvait tuer

             en un instant


un visage facilement blessé
                       
                   par le rire ou la lumière

"La nuit nous pensons autrement",
                       
                         a-t-elle dit une fois
étendue langoureuse
              
                      Et elle citait Cocteau

"Je pense qu'il y a un ange en moi, disait-elle
                       
                         que je choque constamment"

Puis
    
      souriante se détournant
       
            elle m'allumait une cigarette
         
               soupirait se levait

étirait sa douce anatomie

                       laissant choir un bas

                  TERRIBLE
(...)


Lawrence Ferlinghetti,  Un regard sur le monde, C.Bourgois, 1970. Tradution Mary Beach et Claude Pélieu.
Photographie, Vali Myers by Van Elsken.


MARILYN MONROE / N.Y. C. 1955

Découvrir une librairie en flânant dans Paris écrasé de chaleur, tomber sur un livre de photographies inconnues de Marilyn - feuilleter le livre en question et éprouver l'immédiateté de cette rencontre entre -la préface en anglais effleurée- un adolescent de quatorze ans embusqué près de l'hôtel Gladstone où elle vit depuis son divorce avec Joe Di Maggio et l'actrice lumineuse, fraîche séductrice de vingt-neuf ans.

C'est étrange mais à effeuiller l'album, c'est le titre d'un autre livre de photographies qui s'impose à moi. Pourtant aucune superposition, ni croisement possibles. Là où Guibert soigne le cadre et la définition des contours, dans un noir et blanc glacé, les images volées de Peter Mangone nous invitent à une danse joyeuse et mélancolique au plus près du corps, du visage et du regard de Marilyn. "Le seul visage"... Oui, Peter Mangone, et après lui ceux qui ont donné vie à cette pellicule disparue pendant plus de cinquante ans ont certainement eu l'expression aux lèvres...

Les couleurs dans leur dégradé enregistrent la captation d'une fin de journée dans le New-York des années cinquante. Un peu passées, bleutées comme un soir qui tombe, leur grain, visible, leur flou racontent le mouvement, la fébrilité et l'excitation des deux protagonistes. Photographies à la beauté intemporelle de Polaroïds fixant une balade en ville, une flânerie, une visite chez Elizabeth Arden, un col de fourrure sombre...

Peut-être bien qu'il fallait l'avidité et la naïveté de regard d'un très jeune garçon pour réussir la capture frémissante de ce visage offert - sans autre dérobade qu'une ombre quelquefois qui s'y pose, d' inquiétude ou d'absence. Quelquefois seulement, mais on sait que dans ce retrait fugace se tient Marilyn qui, se défendant des mots, leur confiait:

"Seule!!!!
Je suis seule. Je suis toujours seule 
quoiqu'il arrive
(...)
Mes sentiments ne trouvent pas à se développer dans les mots."

Marilyn Monroe NYC, 1955. Danziger Gallery, NY, 2012.



samedi 22 juin 2013

JAMES BALDWIN / Harlem Quartet


 

"Si quelqu'un souhaite s'instruire - non que quiconque le veuille - sur le rôle de traître que joue la mémoire au cours d'une vie humaine, qu'il réfléchisse à la manière dont le flot des souvenirs refuse de se briser et empêche ce voyage dans l'espace du temps. Le temps: derrière ce mot, la mort chuchote. Avec ce poids s'alourdissant sans recours sur notre tête, la vision se brouille, rien n'est plus ce qu'il paraît être. Le mot événement n'a plus de signification, sauf dans un sens rituel: c'est-à-dire dans le sens d'un voeu, d'une profonde génuflexion entre la terre de l'avenir et le ciel du passé. Impossible de rien voir en se retournant: il fait trop sombre derrière moi. Et le cantique se contente de dire avec une stupéfiante banalité: " Il y a une lumière devant moi. Je suis sur ma route." 

Julia était une fillette de neuf ans, j'en avais dix-huit. Je ne savais pas qu'elle cesserait de prêcher, qu'elle deviendrait une putain puis la maîtresse d'un chef africain, à Abidjan. Je ne savais pas que nous serions amants ni qu'elle deviendrait un pilier de ma vie. Je ne savais rien d'Arthur qui avait onze ans et moins encore de Jimmy qui en avait alors sept et qui deviendrait le dernier et le plus dévoué des amants d'Arthur. Qui aurait pu savoir? Derrière le visage de quiconque nous avons aimé pour de bon - qui nous avons aimé, nous aimerons toujours, l'amour n'est pas à la merci du temps et il ne connaît pas la mort, ils sont étrangers l'un à l'autre-, derrière le visage de l'aimé, si vieux, ruiné et marqué soit-il, se trouve le visage du bébé que fut autrefois votre amour et qu'il restera toujours pour vous. L'amour aide alors, si la mémoire ne le fait pas, et la passion, excepté dans son intense relation avec l'agonie, travaille à l'ombre de la mort."

James Baldwin, Harlem Quartet, Stock, 2003.
Photographie: James Baldwin having a drink with his brother David at a Broadway bar, 1965, Bob Adelman.