lundi 30 mai 2011

Victoria Ocampo, Le rameau de Salzbourg.

  On connaissait les correspondances  avec Caillois ou Drieu, mais il semblerait que Victoria Ocampo, moins célèbre en France que sa soeur cadette Silvina - laquelle bénéficie du double rayonnement de son mariage avec Bioy Casares et de l'amitié de Borges- ait trouvé le temps, outre la fondation de la prestigieuse revue SUR, d'écrire une autobiographie dont quelques pans, peu à peu, sont offerts à la publication. Ce " rameau de Salzbourg" au titre stendhalien en diable n'est pas le moindre, double histoire d'un amour,ardent, et d'une (re)conquête de soi, nécessaire, envers/contre tous...

  D'une enfance privilégiée au coeur  d'une grande famille argentine, cette aînée de six filles conserve l'image d'une "jeunesse sous cloche" sans liberté, non sans amour. Et d'avouer à propos de ses parents:" Les faire souffrir me paniquait physiquement."

  Quatre mois seulement après un mariage au goût de désastre, malgré des dehors mondains et cosmopolites, elle croise Julian Martinez, un avocat, cousin de son époux. "Ce soir-là (premiers jours d'Avril), je montai dans ma chambre et regardai longuement ma bouche pour essayer de deviner ce qui avait retenu son attention." Ensuite? Rien que de très banal - les rendez-vous clandestins, les retrouvailles à la sauvette dans des taxis, l'angoisse d'être épiés, dénoncés- et de cruel- les lettres et les coups de fil anonymes, le chantage de son époux... Pendant quatorze années.

 Minée de l'intérieur par leur jalousie réciproque et par la lourde chappe du secret-"la consigne du silence sur tout"-, cette passion amoureuse a constitué pour Victoria une expérience des limites: "il me semblait que ma vie pendait à un fil." " Ces forces déchaînées en moi et par moi menaçaient de me disloquer si je ne les transformais pas en énergie constructive (secourable)."


Seuls recours contre la souffrance, la générosité de J.: " Ma maison est la tienne, comment veux-tu que je te le prouve? C'était si vrai que, deux ans plus tard, il acheta un terrain avenue des Incas et me demanda de dessiner sur un papier comment je voulais que fût sa maison. Elle fut construite et, pour chaque chose, je dus donner mon accord." 

  Mais avant tout, la lecture -de Proust, Dante, bientôt Tagore et Ortega y Gasset- et, bien sûr, l'écriture.
L'écriture comme rétablissement... Victoria Ocampo n'est certes pas la première à y avoir pensé, mais, clairement, elle nous a laissé dans ce texte le récit dense et douloureux d'un cheminement "vers la joie"... et ce n'est pas rien lorsqu'on est "désespérée de solitude dans une passion partagée et satisfaite. Désespérée d'amour."


Victoria Ocampo,Le rameau de Salzbourg, traduit de l'espagnol par André Gabastou, Bartillat éditeur, Paris, 2008.




dimanche 15 mai 2011

Jeanette Winterson, The art of fiction (1997).

"En réalité, ce sont les livres qui ont les premiers créé ces poches de liberté, dont je n'avais pas autrement fait l'expérience. Je les vois comme des talismans, comme des objets sacrés. Je les vois comme ce qui va me protéger, je suppose, qui va me sauver de choses que je ressens comme menaçantes. Je pense toujours cela; cela ne change pas. Cela ne change pas, le fait d'avoir de l'argent, du succès. Et donc, dès le tout début, si je souffrais pour une raison ou pour une autre, je prenais un livre- c'était très difficile pour moi d'en acheter quand j'étais petite- et je partais dans les collines, et c'est ainsi que je calmais ma souffrance. C'est toujours le cas, pour moi. Quoi qu'il m'arrive,si j'ai du mal à y faire face, ou si je ne peux pas y faire face du tout, alors je prends un livre, peut-être quelque chose comme Quatre Quatuors, et je pars toute seule- je préfère de loin faire ça plutôt que de parler à quelqu'un- et je lis, et cela devient un baume,un onguent, de manière très réelle. Pour moi, les mots sont des choses, des choses vivantes. Pour moi, elles travaillent bien plus puissamment que toute autre méthode et, j'imagine, cela continuera jusqu'à ma mort."



Jeanette Winterson, The art of fiction, n°150, 1997, in Paris Review, anthologie volume II, Christian Bourgois, Paris, 2011.

samedi 14 mai 2011

Erri de Luca, Le jour avant le bonheur.


   J'ai acheté "Le jour avant le bonheur" sur la foi d'un mot étrange, biscornu. "Pastepatane". En fait, le nom d'un plat pauvre,rugueux, un plat pour "caler" l'estomac dont j'avais fini par me persuader que j'avais dû l'inventer...

    Derrière ce mot-là: mon enfance, mon père et ses récits d'une existence fruste sur la plage, à vivre de la pêche à la traîne,dans une économie de gestes et de mots, dans une grande liberté aussi, avant que le progrès ne contraigne les familles pauvres de pêcheurs, pour la plupart des immigrés italiens, à une vie plus misérable, entre les murs... Ce qu'en vérité je n'ai jamais connu, nul besoin: le récit m'en suffit tant il est juste que "le napolitain est un roman, il fait ouvrir grandes les oreilles, et les yeux aussi." "Tu dis quelque chose et on te croit". Quoi de plus normal pour la langue d'une ville au nom de sirène?...


   Hors de la librairie, j'ai feuilleté le livre. Impossible de retrouver le mot. Il avait disparu. Effacé. Et moi, happée par ce seul hasard, j'ai renoué avec un auteur découvert et lu avidement tant qu'il publiait chez Rivages des livres aux titres énigmatiques. Depuis "Trois chevaux"- un des livres que j'ai le plus offert autour de moi- et "Essais de réponse", aux pages lumineuses, je m'étais détournée.

Je suis une lectrice contradictoire: j'ai souvent lu pour "écarter les murs",et les livres m'ont parfois évité de me sentir étranglée. Mais  je lis aussi, de plus en plus peut-être, pour me retrouver, à la recherche d'une identité dont les contours incertains se  renforceraient des mots de  quelques autres...


   Parmi eux Erri de Luca me touche particulièrement en ce qu'il m'évoque un monde à la fois familier et disparu. Ce lecteur assidu de l'Ancien Testament pèse chaque mot, chaque syllabe d'un dialecte napolitain qui, rugueux et enchanteur,  délivre les clefs d'un itinéraire, celui du personnage principal, mais peut-être bien aussi celui de tout homme. Ainsi d'une ligne qui oeuvre tout au long du récit et qui, remontée à la surface du texte nous rappelle:
"T'aggia'mpara e t'aggia perdere." Je dois t'apprendre et je dois te perdre. Entre deux, un enfant devient un homme. Un de ceux-là qui parlent droit, qui agissent droit- c'est la même chose.

   Comme souvent chez Erri de Luca, "Le jour d'avant le bonheur" explore des traces personnelles: enfants roués de coups, mourant de la brutalité des pères dans la Naples d'après-guerre, cette ville fauve; livres précieux dans lesquels "(la) tête apprenait à puiser la lumière"; gestes de la pêche, silencieuse et dense; et toujours, le désir puissant d'apprendre et la reconnaissance: "Il y avait une générosité civique dans l'école publique, gratuite, qui permettait à un garçon comme moi d'apprendre." "ses récits devenaient mes souvenirs. je reconnaissais d'où je venais (...) Il m'avait transmis une appartenance."


"Je cherche cet endroit et cette fenêtre depuis un an. Je voulais me rappeler ce que je voyais. Et en fait, je me suis rappelé ce que je n'avais jamais entendu, mon nom dit par toi."


"Entre tous les manques de mon enfance, j'étais resté attaché au plus fantastique, un baiser d'Anna. Ce qui revient à une enfance, une famille, ne m'a pas manqué. Je m'en suis passé, comme beaucoup dans l'après guerre. Aucune mélancolie, plutôt la liberté de décider du temps de mes journées, sans montre au poignet. (...) De toute cette enfance, j'ai choisi le manque de la petite fille aux vitres.
Quand elle avait disparu de là, la vie s'était rétrécie comme une petite cage."

Erri de Luca, Le jour avant le bonheur, traduit par Danièle Valin, Gallimard, 2010.