mercredi 14 février 2024

 

  "C'est l'histoire d'une maison.(...) Baba, notre grand-mère, a fait de cette maison un espace de vie. Elle était convaincue que notre manière de vivre était modelée par les objets, par notre manière de les regarder, par la manière dont ils étaient placés autour de nous. Elle était convaincue que nous étions façonnés par l'espace. Elle m'a appris l'esthétique, le désir ardent de beauté qui, selon elle, est l'engouement du coeur qui donne corps à notre passion. Couturière spécialisée dans la confection de courtepointes, elle m'a appris plein de choses sur la couleur. Sa maison est un lieu où j'apprends à regarder les choses, où j'apprends comment trouver ma place dans l'espace. Dans les pièces emplies d'objets, encombrées d'affaires, j'apprends à me reconnaître. Elle me tend un miroir et me montre comment regarder. La couleur du vin qu'elle avait servi dans mon gobelet, la beauté du quotidien. Entourée de champs de tabac, les feuilles nattées comme des cheveux, séchées et suspendues, des cercles infinis de fumée emplissent l'air. (...) Regarde, me dit-elle, ce que la lumière fait à la couleur! Tu crois que l'espace peut donner la vie, ou la prendre, que l'espace a du pouvoir? Ce sont là les questions qu'elle pose et qui m'effraient.

 Baba meurt vieille, dans un monde où elle ne trouvait plus sa place. Son enterrement est aussi un endroit où voir les choses, où me reconnaître. Comment puis-je être triste face à la mort, alors que je suis entourée de tant de beauté? Cachée dans un champ de tulipes, la mort arbore mon visage et appelle mon nom. Baba peut les faire pousser. Rouges et jaunes, elles entourent mon corps comme des amant.e.s en pâmoison, des tulipes partout. Ici, une âme enflammée de beauté brûle et passe, une âme touchée par les flammes. Nous la voyons s'en aller. Elle m'a appris à regarder le monde et à en voir la beauté. Elle m'a appris que "nous devons apprendre à voir."

Cultiver l'appartenance, bell hooks, traduite par Noémie Grunenwald, Cambourakis éditions, 2023

Photographie: The Haystack,William Henry Fox Talbot,1844.

jeudi 19 octobre 2017

TRANSPARENCES


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 A rebours des modes et des consécrations se tiennent quelques textes et leurs auteurs, oubliés ou mal connus, pas toujours réédités, pas toujours faciles à trouver, si ce n'est au terme d'une recherche obstinée. Obsédante parfois. 

L'image s'impose d'une peau de chagrin aussi, puisque, au fil des années, les (dé)goûts se précisent,  formant d'étranges concrétions  auxquelles on sait pouvoir soumettre sans craindre d'entame un regard tout à la fois inédit et familier. 

C'est une forme douce et réconfortante de satisfaction, la certitude qu'en parcourant certaines pages on en remontera - alors que temporalités et circonstances s'avèrent dissemblables  - des forces profondes, oui, tirées des profondeurs de la mémoire,  et écumées  au filtre de la relecture et de l'expérience, peut-être pour la dernière fois. 

Quelques-uns des livres ci -dessous ont cette puissance: leur constance. Leur force d'étonnement. Rares, précieux au-delà de toute démonstration - intimement. 

Les saisons, Maurice Pons
Requiem, Anna Akhmatova
Crépuscule d'automne, Julio Cortazar
Oeuvres poétiques, Alejandra Pizarnik
Laissez-moi ma solitude, Une représentation à l'asile, Anna Kavan
En bas, Leonora Carrington
Mes bibliothèques, V.Chalamov
Lettres aux amies ( Avec yamour, Emily, recueil paru chez José Corti), Emily Dickinson
Les fruits étranges et brillants de l'art, Virginia Woolf
Le magasin de jouets magique, Love, Le théâtre des perceptions, Les nuits au cirque, Angela Carter
Poèmes, Malcom Lowry
Les romans de Francesco Biamonti traduits par François Maspero
Le tigre-absence, Cristina Campo 
Vacances à maison blanche, Unica Zürn
Les sables de la mer,John Cowper Powys
Histoire d'une vie, Elias Canetti


Photographie: Y.Sevincli

 




 

lundi 16 janvier 2017

VICTOR SERGE / L'affaire Toulaev


" Tout le mal vient de ce que l'on pense, ou plutôt de ce qu'il y a en vous un être qui pense à votre insu puis tout à coup émet dans le silence du cerveau une petite phrase acide, insupportable, après laquelle on ne peut plus vivre comme auparavant. "

Victor Serge, L'affaire Toulaev,préface de Susan Sontag, Zones,  éditions La Découverte, Paris 2009. Par ici...


jeudi 5 novembre 2015

LAURE / Histoire d'une petite fille ( extrait)



Je me plongeais dans la musique puis m'en détachais subitement, notant sur mon cahier: "pas plus valable que la drogue pour les drogués"; je me rendais très bien compte qu'à passer des semaines entières de Bach à Debussy, de Schumann à Ravel, de Rameau à Manuel de Falla, de Mozart à Stravinski, je ne faisais que changer de drogue et que rien n'était vrai dans ma vie. Il en était de même des lectures. "Viendra-t-il ce temps de la réalité?" Il faudrait une réalité à mon image, mais quelle est mon image? Je me retrouve en tant de contradictions et il faudrait que ma vie "monte" comme une fugue de Bach: un motif central qui s'amplifie, s'enrichit sans cesse, rencontre, s'assimile, rejette et puis demeure à la fois intact et changé. "


Laure, Histoire d'une petite fille, page 37, Les éditions du Chemin de fer,  collection Cheval vapeur, 2015.
Photographie: Colette Peignot.





mercredi 4 novembre 2015

JOHN BERGER / King & De A à X



 John Berger a fait il y a déjà longtemps le choix de concentrer son travail d'écriture sur les déshérités, les inaudibles, ceux que vomissent dans des marges sales tant les villes gigantesques vouées à la représentation de la réussite et de l'ordre que  d'autres territoires ambigus, littéralement exhumés  par les guerres ou les situations de crises paroxystiques. Pas très loin de Volodine, de Bassmann... sans qu'on retrouve pourtant dans ses textes le lyrisme, les litanies et les scansions sauvages de ces deux-là. Ici la phrase est placide, faussement. L'os du réel affleure déjà. Il suffit.Ainsi dans les deux livres qui nous occupent, étrangement beaux, Berger donne le seul point de vue qui l'intéresse encore dans la fiction, celui de personnages dont personne ne semble plus vouloir...

Devenir moderne de Flush, le texte précieux que Virginia Woolf a consacré au chien de la poétesse Elizabeth Barret, bientôt Browning, King est surtout son pendant misérable. Quand le premier, choyé, se heurtait au monde des humains dans le cadre étroit, empoussiéré, d'une grande demeure victorienne, témoin privilégié des commencements d'une histoire d'amour, le chien de Berger est une créature vagabonde, qui s'attache à deux êtres perdus, lâchés par la vie ordinaire. Un couple de clochards, réfugiés dans les replis d'un terrain vague aux abords d'une grande ville d'Italie ( A quelques indices résiduels, on pourrait entrevoir Rome , encore que Scappanapoli,avec ses venelles crasses...)et qui s'abrite sous la structure en carton peint de ce qui devient une "hutte" précaire et provisoire, bientôt soufflée par les bulldozers.
Un erzatz de foyer, de famille, narré à la première personne, celle qui, de la manière la plus simple, la plus évidente, nous engage totalement à embrasser la perspective -et celle-là seule- d'autrui. Le chien comme témoin de ce que savent s'infliger les hommes.
Oublier le passé, s'en tenir -"s'accrocher"- à l'heure à venir... Difficile et nécessaire programme lorsqu'on n'a plus rien. Et qu'il n'y a décidément rien à attendre, rien à redouter que l'anéantissement.

" La haine que les forts montrent aux faibles aussitôt que ceux-ci s'en approchent de trop près est propre aux humains; elle n'existe pas chez les animaux. Chez les hommes, il y a toujours une distance à respecter.Si l'on ne la tient pas, ce sont les forts, pas les faibles, qui s'en offensent - et de l'offense naît la haine."



 Autre récit, autre forme. A. écrit à X., son amant maintenu depuis si longtemps en détention dans une cellule de la prison de Suze. Ce couple, il se construit sous nos yeux, ou, pour engager le sens le plus juste ici, à voix nue.  
Elle -écrit, rapporte, petits faits, réflexions, souvenirs. Lui laisse s'épancher ses commentaires, sans rapport direct avec le contenu de  chaque lettre. Des bribes. Des silences avant tout. Qui en livrent tant sur ce qui l'a conduit dans cette cellule et sur l'état du monde, hors fiction... Leurs paroles sont enchâssées - dans l'édition française- entre deux portraits du Fayoum, deux temps, deux formes de représentations ayant en commun cette fausse fragilité du papyrus, support de l'écriture comme de la peinture. Elles volent de l'une à l'autre, portées par notre souffle, notre regard aveugle, elles cognent contre les parois de l'histoire, et laissent entendre la possibilité de la disparition, l'oubli terrible sauf à le dire ou le peindre.

John Berger, King, L'Olivier, petite bibliothèque, 2002 / De A à X, L'Olivier, 2009.

vendredi 30 octobre 2015

GREGOR VON REZZORI / Le Cygne

Gregor Von Rezzori a quelque chose d'un prestidigitateur capable, le temps de quelques pages, de retrouver temps perdu de l'enfance et géographie mouvante d'un pays disparu, la magnifique Bucovine - terre d'origine, entre autres, de Paul Celan et Aharon Appelfeld. Ce territoire d'une enfance "écoulée parmi des hommes socialement dé-rangés de leur position originelle, dans une époque historiquement dé-rangée" et narrée dans le superbe Neiges d'antan n'est rien moins qu'un fascinant palimpseste: turc au XVIè siècle, il devint autrichien au XVIIIè, roumain et soviétique au XXè (deux fois!) avant de constituer une région de la République d'Ukraine depuis 1991...

 Ainsi la perte, le désordre, l'exil perpétuel, parce qu'intérieur et "historicisé", habitent mélancoliquement l'oeuvre de Von Rezzori.

"Nous grandîmes dans le mythe d'une réalité ancienne, merveilleuse et perdue. En ce temps-là, nous étions déjà ce que sont devenus plus tard, après 1945, des centaines de milliers d'Européens: des fugitifs, des réfugiés, poussière dans le vent du temps."
 
Il se pourrait donc bien qu'ayant connu les "deux phases du suicide de l'Europe" l'auteur ne se contente pas, dans ce très court récit, de raconter de familiales retrouvailles autour des funérailles d'un oncle, à travers le regard acéré d'un jeune adolescent revenu de lieux plus amènes que la vieille demeure qui sert de décor à la nouvelle...  Ce fief familial se tient aux confins de l'Europe, sur un de ces territoires perdus, dé-nommés par l'Histoire, et acculturés au gré des revirements stratégiques et guerriers du vingtième siècle.

Autour d'un trou creusé pour y descendre la dépouille de l'oncle,et dedans lors d'une scène de séduction pathétique vont se nouer, via la conscience du narrateur qui fut ce jeune garçon, les fils  répugnants de la mort, figurée par une mouche vrombissante qu'il intercepte autour du cadavre exposé et ceux des désirs troubles, irrépressibles et irrésolus en même temps du désir, de l'éveil à la sexualité, obsédé qu'il est par la métamorphose de sa soeur en jeune femme. Plus tard la tentative de séduction sur une jeune paysanne, épisode révélateur de sa conscience de classe, de l'acceptation de la brutalité au service de sa propre satisfaction constituera le point d'orgue du récit, heureusement tenue en échec par un retournement de situation, l'irruption insolente de jeunes enfants qui le ridiculisent publiquement et lui imposent un départ sans retour, condition incontournable de la transformation en légende, transfiguration préalable à l'écriture.

Extrait:

" Il n'y avait pas de rideaux aux fenêtres, mais à travers les fentes larges comme un doigt des volets fermés, dont le bois vert à l'extérieur était passé et le blanc à l'intérieur jauni depuis longtemps, la lumière du soleil pénétrait en rais obliques d'une intensité presque palpable pour se fixer, immobile, sur des carrés de lumière superposés, dont les bases étroites dessinaient des zébrures sur le sol.
Ils se déplaçaient avec les heures, qui ne comptaient guère ici, comme les aiguilles d'un temps dont notre maison était sortie, une maison devenue étrangère qui n'était plus la nôtre. D'un pas incompréhensible qui nous devançait, elle était entrée dans une autre dimension du temps, dans un espace-temps au-delà de celui que l'on peut mesurer chaque jour, et nous aussi nous en faisions partie d'une manière étrange, sans toutefois y avoir part dans le présent de notre corps. Seul un écho de nous y était présent, quelque chose qui s'en était détaché; nous y vivions également, quoique de façon abstraite, c'est-à-dire sous la forme d'une légende. C'est sous celle des êtres de notre enfance, que nous avions quittée, ou celle de notre propre souvenir de nous-mêmes, que nous appartenions encore à cette maison, de même que notre oncle Sergueï, qui était mort à présent et s'était de la sorte définitivement transformé en légende, peu importait qu'il fût là dans la pièce voisine encore très présent et ne dût être enterré que le lendemain pour se décomposer lentement dans la terre jusqu'à n'être plus qu'un souvenir littéraire, un personnage tiré de nos récits."

Gregor Von Rezzori, Le Cygne, Editions du Rocher, 2006.
Photographie, la soeur de Rezzori.

samedi 17 octobre 2015

JOYCE JOHNSON / In the night café (Le café de la nuit)


Immobilisée pendant de longs jours j'ai mis à sac une pile de livres vaguement feuilletés, parmi lesquels trois récits, fort différents dans leur origine, leur trame ou leur univers sont entrés en résonance du fait de cette lecture rapprochée et, peut-être, des circonstances de leur découverte.
Deux d'entre eux sont portés par des voix masculines, des structures puissantes, maîtrisées, y compris dans les tremblements de la fiction: vieillesse, deuil, culpabilité se mêlent aux souvenirs d'une rencontre amoureuse au pays de Karen Blixen dans le Wallace Stegner," Vue cavalière" (chez Phoebus) et ce sont les propres journaux du protagoniste lus quotidiennement, vespéralement, à son épouse, qui permettent au couple d'affronter la mort imminente d'un de leurs amis dans le même temps qu'ils font retour sur un fragment de leur passé - un voyage au Danemark conçu pour tenir à distance la mort accidentelle de leur fils tout en revenant sur le territoire originel de la mère du narrateur. 
Au cours de ce déplacement, ils rencontrent une femme étrange, solitaire, fille d'aristocrates apparentés à Isaac Dinesen (qui fait une apparition inoubliable) et théoriciens -mais-pas-que eugénistes, dont la condition d'épouse d'un collaborateur notoire aurait permis la mise au ban. La double lecture, la nôtre et celle du protagoniste, devient le processus ritualisé et opérant, magique, qui rétablit les évènements du passé personnel dans une forme apte à soulager chacun du poids du non-dit, du secret amoureux et de la perte. 

L'autre opus est un roman de Leonardo Padura, au titre extrait d'un boléro oublié, "Brumes dans le passé"( chez Métaillié), chanté de la voix vénéneuse d'une beauté disparue. Toute une Havane trouble, luxueuse riviera aux nuits sans sommeil peuplées de riches américains, de trafiquants, politiques et gangsters de tout poil resurgit à l'occasion de la découverte hasardeuse d'une bibliothèque perdue. Au sein de milliers de volumes intouchés, époussetés depuis quarante ans sans que jamais leur ordonnancement ne soit entamé ( promesse faite au propriétaire exilé puis défunt) et celant d'inestimables trésors pour bibliophiles, un secret irrésistible, celui de la mort de Dolores del Rio. Il sera élucidé à coups de crimes crapuleux, aux accents mélancoliques d'un vieux boléro oublié ( la tristesse de ces chansons populaires, de ces voix habitées par ce qu'elles racontent ) et en parcourant secrètement ( ici c'est le lecteur qui a un peu d'avance sur l'enquêteur, lequel ne sera mis au fait qu'en dernier ressort) une liasse de lettres d'amour, désespérées.

Pourtant, malgré la virtuosité, l'intelligence et le caractère achevé de ces deux livres, ma préférence va au roman oublié de Joyce Johnson.

Une femme, jeune, pas vraiment assurée. Diffractés tout au long du récit, sans respecter tout à fait la chronologie, des morceaux de sa vie aux côtés d'un jeune peintre, Tom Murphy. Leur histoire (se) tient dans le New-York des années soixante, bien connu de Joyce Johnson qui reprend dans ce roman des motifs déjà présents dans "Personnages secondaires", son beau récit autobiographique sur la déflagration qu'avait constitué sa rencontre avec les membres de la Beat Generation. Réminiscences d'une description du café où les personnages se retrouvent après une soirée branchée, du portrait initial de l'épouse dure et vindicative de Tom, une prénommée Caroline (Cassady?), celle aussi du refus répété, profond de participer à la logique aliénante du travail salarié, ou du goût impérieux de l'errance, comme une fuite en avant... Sans omettre la dédicace adressée à Hettie Jones.

Trois romans qui ont en commun une attention extrême portée à la voix narrative. Cependant dans les deux premiers, la fiction déconstruit, mine des personnages constitués comme des figures masculines fortes, reconnues socialement, "assises", tandis que chez Johnson, la faille est inaugurale et le mouvement, inverse.
A l'opposé des deux héros solides confrontés malgré eux à des fractures intimes, des faiblesses que la trame romanesque expose, extirpe et les oblige à intégrer à leur expérience, Joanna, l'héroïne du "Café de la nuit" est d'emblée dans l'hésitation, le silence, et la soumission à un vague sentiment d'existence. Un ectoplasme, mis en forme, accéléré par sa rencontre amoureuse avec Tom et la découverte de sa peinture, apparentée au mouvement expressionniste abstrait.
En affirmant la fragilité, la fêlure ( entendre failure pas très loin...) comme une différence positive, pleine d'espérance, Johnson engage des êtres "entiers" dans des voies - révolte, refus de plier à la suprématie de l'argent- qui auront raison d'eux, et en partie, de nous, puisqu'elles semblent désormais circonscrites au territoire fictionnel.
Piégé depuis sa naissance, le personnage de Tom Murphy est l'avant-dernier avatar de trois générations nommées à l'identique, comme prédestinées à la même misère affective et sociale. Tôt mal-aimé de sa mère, abandonné à lui-même, il ne surmontera jamais la séparation d'avec son propre fils, imposée par sa femme et la famille de celle-ci - le père, potentat de Miami est une figure sadique digne d'une mauvaise série US, "un homme qui avait toujours obtenu ce qu'il voulait"
Joanna, elle, tente de s'émanciper de l'influence d'une mère pathétique qui l'a vouée au spectacle depuis son enfance, en la traînant à toutes sortes d'auditions susceptibles de s'accorder avec son âge ou son physique, à l'ombre d'un père fuyant, écrasé par un quotidien médiocre de photographe de mariages quand il se rêvait photographe tout court.

"Dans un sens, maman avait entièrement raison- sans elle le théâtre n'avait plus l'air de trop bien marcher pour moi. Cela tenait à ce que j'avais appris le jour où elle m'avait trouvé dansant si merveilleusement au son de la radio dans le salon: il fallait se changer en quelque chose de spécial, quelque chose de plus. Personne ne pouvait aimer ce que vous étiez en réalité. Je faisais encore la tournée des bureaux des producteurs, mais maman avait été le public pour lequel j'avais joué.
Je me revois encore, tournant, tournant, sur son tapis d'Orient rouge, ne sentant plus rien, rien que la musique qui se déversait en moi. Et puis tout d'un coup quelqu'un vous regarde et le fait d'être regardé change tout." 

A coups de retours en arrière, puis de revirements sur des moments incandescents de sa relation amoureuse avec Tom, Joanna esquisse de manière très émouvante, parce qu'elle sonne juste, la figure hésitante de qui se tient au bord de ce monde rongé par le conformisme et l'ennui sans se leurrer sur les promesses d'un milieu artistique gangrené par la ronde de l'argent, des agents, du "marché"... Elle incarne aussi la "puissance de la douceur", une façon passive d'inflexibilité, qui accède à une libération personnelle après un long parcours ( dix-huit ans) et une réappropriation - elle devient une photographe reconnue. 
A l'image d'un de leurs compagnons de route qui prend le large sur un bateau qu'il a construit lui-même, sans vraiment l'achever et qui finit sur les berges de l'Hudson, pas très loin, mais comme nimbé d'une aura particulière, les deux personnages tentent de se frayer un chemin maladroit dans un espace géographique et mental si surligné, si rétréci que les tentatives qu'ils feront pour se plier aux mots d'ordre du temps ne peuvent qu'échouer - " Les portés disparus ne meurent pas. Le temps gèle autour d'eux. Ils restent aussi jeunes, aussi inachevés que lorsqu'ils s'en sont allés."


Joyce Johnson, Le café de la nuit, traduit par Benjamin Legrand, Sylvie Messinger éditeur, Paris, 1989.




mercredi 7 octobre 2015

JEAN ECHENOZ / Un an


 L'art de la fugue ou comment entrer dans un récit lapidaire et troué qui narre, dans une écriture à la pointe sèche, une cavale haletante et déprimée.

Une jeune femme s'affole un matin en découvrant le corps sans vie, apparemment, de son amant, dans son lit - elle se précipite hors de chez elle, hors de sa ville pour s'enfuir sur un coup de tête, prise de panique - le mort s'avère bientôt aussi vivant que vous et moi et elle -  un autre homme, silhouette mystérieusement familière surgit à intervalles réguliers et cet homme s'avère le seul mort de l'histoire...

Tout cela, ce tourbillon d'invraisemblances, de surimpressions parasites, forme comme une traîne de fils romancés jamais vraiment dévidés et tels une traîne derrière une comète ou une mariée de Duchamp ouatent la cavale de Victoire, au prénom dérisoire, d'une irréalité acceptable, parce que constituant le coeur du coeur de la fiction, donnée à lire comme telle. 

Un an c'est court... Et c'est ici le temps pris par une jeune femme pour se déprendre d'un réel qu'il est hors de question d'attaquer pour y entendre raison (aucune enquête policière à l'horizon du texte), un réel impitoyablement soumis à l'économie  si l'on considère son basculement dans le hors-monde des "sans" domicile ni protection ni travail. Un an pour (s') abandonner.  Un temps mort - entendre un temps hors les murs de soutènement de la vie ordinaire, un temps également privé de parole(s), au mutisme glaçant pendant quelques quatre-vingt pages. Pourquoi une ombre parlerait-elle?

En une année, Victoire va dépenser - l'argent passe de mains en mains en liasses cinématographiquement bruissantes pendant une bonne partie du récit, accompagnant sa dégringolade - et elle va se dépenser, comme soumise à un lent processus de désintégration. Elle s'émousse d'un abri à un autre ( location, chambres d'hôtel, installations de fortune), faisant la route,  arpentant les kilomètres et paradoxalement, prend corps.

D'un côté, une mobilité, une "fluidité"  mesurable à  la quantité des transports auxquels Victoire soumet son corps ainsi qu'à la variété des moyens empruntés pour se mouvoir - trains,voiture, bicyclette, pied, voiture à nouveau en stop, trains. De l'autre, l'étroitesse du territoire parcouru.  On pourrait parler d'une micro-errance, tant ce qui est quadrillé sans répit,  zébré par ses va-et-viens désordonnés, désigne davantage la jeune femme comme une arête, une épine résistante avant qu'elle ne se fasse littéralement souffler par l'irruption de la police et un retour inopiné au point de départ.

Bien qu'il ne soit pas utile de le savoir avant de le lire, Un an forme un diptyque avec le roman suivant, Je m'en vais, enroulé lui aussi autour de la thyrse d'un départ, de disparitions multiples et d'un retour. Il y est  question, encore, de Victoire, du marchand d'art que l'on croyait mort, d'une imposture, et à l'exception d'une échappée dans les blancheurs polaires, les géographies des deux textes se répondent :  paysage baigné de pluie d'un Sud-Ouest peu accort où les uns et les autres errent  de côtes atlantiques en hôtels de province, pour finir dans de sinistres halls de gare...  

Entrevue dans un baillement de cette nouvelle fiction plutôt consacrée au marchand d'art, le fameux "corps mort", l'héroïne de Un an glisse ainsi d'un bord à l'autre de ces histoires, sans jamais devenir  victime. Sans boursouflure, sans relief autre que ce devenir "apauvri" scruté le long d'une année. Une femme qui, cherchant à se perdre, loue un quelconque bungalow sur la côte basque. Volée et dupée par un jeune amant, elle erre, seule, dans la région, abandonnant l'un après l'autre ses ancrages, ses habitus, jusqu'à s'incarner dans le seul quotidien possible, celui d'une sans domicile, d'une femme du dehors, errante. On pense Duras, Henry James.  Irrésistiblement... après la lecture des scènes où Victoire se trouve exposée au contact lumineux, photographique du mystérieux Louis-Philippe qui se révèlera n'être qu'une trace résiduelle du passé, un fantôme improbable, placé au coeur de ce voyage inquiet entre deux mondes.


Un An, Jean Echenoz, éditions de Minuit, Paris, 2014 (Collection"double").

Image: Yusuf Sevincli ( Galerie Filles du Calvaire, Paris).