samedi 17 octobre 2015

JOYCE JOHNSON / In the night café (Le café de la nuit)


Immobilisée pendant de longs jours j'ai mis à sac une pile de livres vaguement feuilletés, parmi lesquels trois récits, fort différents dans leur origine, leur trame ou leur univers sont entrés en résonance du fait de cette lecture rapprochée et, peut-être, des circonstances de leur découverte.
Deux d'entre eux sont portés par des voix masculines, des structures puissantes, maîtrisées, y compris dans les tremblements de la fiction: vieillesse, deuil, culpabilité se mêlent aux souvenirs d'une rencontre amoureuse au pays de Karen Blixen dans le Wallace Stegner," Vue cavalière" (chez Phoebus) et ce sont les propres journaux du protagoniste lus quotidiennement, vespéralement, à son épouse, qui permettent au couple d'affronter la mort imminente d'un de leurs amis dans le même temps qu'ils font retour sur un fragment de leur passé - un voyage au Danemark conçu pour tenir à distance la mort accidentelle de leur fils tout en revenant sur le territoire originel de la mère du narrateur. 
Au cours de ce déplacement, ils rencontrent une femme étrange, solitaire, fille d'aristocrates apparentés à Isaac Dinesen (qui fait une apparition inoubliable) et théoriciens -mais-pas-que eugénistes, dont la condition d'épouse d'un collaborateur notoire aurait permis la mise au ban. La double lecture, la nôtre et celle du protagoniste, devient le processus ritualisé et opérant, magique, qui rétablit les évènements du passé personnel dans une forme apte à soulager chacun du poids du non-dit, du secret amoureux et de la perte. 

L'autre opus est un roman de Leonardo Padura, au titre extrait d'un boléro oublié, "Brumes dans le passé"( chez Métaillié), chanté de la voix vénéneuse d'une beauté disparue. Toute une Havane trouble, luxueuse riviera aux nuits sans sommeil peuplées de riches américains, de trafiquants, politiques et gangsters de tout poil resurgit à l'occasion de la découverte hasardeuse d'une bibliothèque perdue. Au sein de milliers de volumes intouchés, époussetés depuis quarante ans sans que jamais leur ordonnancement ne soit entamé ( promesse faite au propriétaire exilé puis défunt) et celant d'inestimables trésors pour bibliophiles, un secret irrésistible, celui de la mort de Dolores del Rio. Il sera élucidé à coups de crimes crapuleux, aux accents mélancoliques d'un vieux boléro oublié ( la tristesse de ces chansons populaires, de ces voix habitées par ce qu'elles racontent ) et en parcourant secrètement ( ici c'est le lecteur qui a un peu d'avance sur l'enquêteur, lequel ne sera mis au fait qu'en dernier ressort) une liasse de lettres d'amour, désespérées.

Pourtant, malgré la virtuosité, l'intelligence et le caractère achevé de ces deux livres, ma préférence va au roman oublié de Joyce Johnson.

Une femme, jeune, pas vraiment assurée. Diffractés tout au long du récit, sans respecter tout à fait la chronologie, des morceaux de sa vie aux côtés d'un jeune peintre, Tom Murphy. Leur histoire (se) tient dans le New-York des années soixante, bien connu de Joyce Johnson qui reprend dans ce roman des motifs déjà présents dans "Personnages secondaires", son beau récit autobiographique sur la déflagration qu'avait constitué sa rencontre avec les membres de la Beat Generation. Réminiscences d'une description du café où les personnages se retrouvent après une soirée branchée, du portrait initial de l'épouse dure et vindicative de Tom, une prénommée Caroline (Cassady?), celle aussi du refus répété, profond de participer à la logique aliénante du travail salarié, ou du goût impérieux de l'errance, comme une fuite en avant... Sans omettre la dédicace adressée à Hettie Jones.

Trois romans qui ont en commun une attention extrême portée à la voix narrative. Cependant dans les deux premiers, la fiction déconstruit, mine des personnages constitués comme des figures masculines fortes, reconnues socialement, "assises", tandis que chez Johnson, la faille est inaugurale et le mouvement, inverse.
A l'opposé des deux héros solides confrontés malgré eux à des fractures intimes, des faiblesses que la trame romanesque expose, extirpe et les oblige à intégrer à leur expérience, Joanna, l'héroïne du "Café de la nuit" est d'emblée dans l'hésitation, le silence, et la soumission à un vague sentiment d'existence. Un ectoplasme, mis en forme, accéléré par sa rencontre amoureuse avec Tom et la découverte de sa peinture, apparentée au mouvement expressionniste abstrait.
En affirmant la fragilité, la fêlure ( entendre failure pas très loin...) comme une différence positive, pleine d'espérance, Johnson engage des êtres "entiers" dans des voies - révolte, refus de plier à la suprématie de l'argent- qui auront raison d'eux, et en partie, de nous, puisqu'elles semblent désormais circonscrites au territoire fictionnel.
Piégé depuis sa naissance, le personnage de Tom Murphy est l'avant-dernier avatar de trois générations nommées à l'identique, comme prédestinées à la même misère affective et sociale. Tôt mal-aimé de sa mère, abandonné à lui-même, il ne surmontera jamais la séparation d'avec son propre fils, imposée par sa femme et la famille de celle-ci - le père, potentat de Miami est une figure sadique digne d'une mauvaise série US, "un homme qui avait toujours obtenu ce qu'il voulait"
Joanna, elle, tente de s'émanciper de l'influence d'une mère pathétique qui l'a vouée au spectacle depuis son enfance, en la traînant à toutes sortes d'auditions susceptibles de s'accorder avec son âge ou son physique, à l'ombre d'un père fuyant, écrasé par un quotidien médiocre de photographe de mariages quand il se rêvait photographe tout court.

"Dans un sens, maman avait entièrement raison- sans elle le théâtre n'avait plus l'air de trop bien marcher pour moi. Cela tenait à ce que j'avais appris le jour où elle m'avait trouvé dansant si merveilleusement au son de la radio dans le salon: il fallait se changer en quelque chose de spécial, quelque chose de plus. Personne ne pouvait aimer ce que vous étiez en réalité. Je faisais encore la tournée des bureaux des producteurs, mais maman avait été le public pour lequel j'avais joué.
Je me revois encore, tournant, tournant, sur son tapis d'Orient rouge, ne sentant plus rien, rien que la musique qui se déversait en moi. Et puis tout d'un coup quelqu'un vous regarde et le fait d'être regardé change tout." 

A coups de retours en arrière, puis de revirements sur des moments incandescents de sa relation amoureuse avec Tom, Joanna esquisse de manière très émouvante, parce qu'elle sonne juste, la figure hésitante de qui se tient au bord de ce monde rongé par le conformisme et l'ennui sans se leurrer sur les promesses d'un milieu artistique gangrené par la ronde de l'argent, des agents, du "marché"... Elle incarne aussi la "puissance de la douceur", une façon passive d'inflexibilité, qui accède à une libération personnelle après un long parcours ( dix-huit ans) et une réappropriation - elle devient une photographe reconnue. 
A l'image d'un de leurs compagnons de route qui prend le large sur un bateau qu'il a construit lui-même, sans vraiment l'achever et qui finit sur les berges de l'Hudson, pas très loin, mais comme nimbé d'une aura particulière, les deux personnages tentent de se frayer un chemin maladroit dans un espace géographique et mental si surligné, si rétréci que les tentatives qu'ils feront pour se plier aux mots d'ordre du temps ne peuvent qu'échouer - " Les portés disparus ne meurent pas. Le temps gèle autour d'eux. Ils restent aussi jeunes, aussi inachevés que lorsqu'ils s'en sont allés."


Joyce Johnson, Le café de la nuit, traduit par Benjamin Legrand, Sylvie Messinger éditeur, Paris, 1989.




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