Que les jeunes filles se ressemblent, qu'elles soient de Valparaiso ou d'ailleurs, et combien de déceptions, de désespoirs, leur sourire peut abriter...
En 1944, à Barcelone, l'une d'entre elles devient l'héroïne d'un roman dont le titre, d'un nihilisme radical, écarte de ses deux syllabes claquantes toute possibilité d'échappée-belle hors d'atteinte d'un réel sinistre.
Son auteure avait à peine vingt ans et ce premier roman, "Nada", écrit sur les décombres, a aussitôt laissé à ses lecteurs " un goût de cendres" tant y sont prégnantes l'angoisse, l'asphyxie d'une génération par une autre, soutenue par la main de fer du franquisme.
Ce roman, je viens d'en achever une première lecture,convaincue d'y revenir bientôt, happée par la nervosité et la poésie de ce texte, tenue de bout en bout par ce qu'il rappelle de la jeunesse et de son immense et déraisonnable désir de vivre, qu'elle paye de toute façon toujours trop cher; folle jeunesse qui scrute avec tant d'acuité ces adultes qui l'entourent et s'obstine si heureusement à leur survivre...
"Nada"... Un roman comme une nasse qui se referme sur le personnage d'Andréa, à peine débarquée au coeur de Barcelone, "Calle de Aribau". Il ne faudra pas plus d'une nuit à la jeune fille pour comprendre que les seuls liens qu'elle va trouver là ne seront qu'entraves et que la rue qu'elle dévalait, enfant, n'est plus qu'un cul-de-sac.
A vivre parmi les membres de sa famille tombée en démence, Andréa dépérit et, loin d'éprouver l'ivresse des premiers amours, la légèreté des moments d'abandon, ne connaît d'autres étourdissements que ceux de la faim qui lui creuse le ventre. Meurtrie par la violence au quotidien de ses proches, elle attend tout de sa nouvelle vie. Or Barcelone n'est plus que mirage, ville des désirs ruinés comme le sont ses bâtisses, protégeant, au sein des demeures familiales, les bourreaux ordinaires arc-boutés sur d'hypocrites principes moraux, fondements d'un autoritarisme dévastateur.
Pour autopsier sans complaisance le corps familial devenu, à l'inverse de sa prétention protectrice, le lieu privilégié de l'expression des folies personnelles; pour dénoncer la détresse collective, le manque d'espoir, la dépression comme ravage, il fallait de la voix, du courage.Carmen Laforet ne manquait d'aucun des deux, elle qui préféra arrêter d'écrire, après trois romans seulement.
Elle nous laisse de terribles portraits, des figures d'effroi: la tante Angustias, ogresse hystérique, choisit le cloître pour échapper à la culpabilité d'avoir été la maîtresse, peut-être seulement en pensée, d'un homme qu'elle aurait aimé épouser autrefois; l'oncle Juan,violent, peintre raté, devenu ouvrier par nécessité, enrage d'être pris au double piège de son mariage et de sa relation masochiste avec son frère; celui-là, Roman, musicien doué et manipulateur est encore le plus pitoyable et le plus ambigu... capable de mettre en péril l'amitié de sa nièce avec la jeune Ena, en jouant avec d'autre secrets de famille... Reste que "les secrets les plus douloureux, les plus jalousement gardés sont peut-être des secrets de polichinelle pour ceux qui nous entourent. Tragédies stupides. Larmes inutiles. Voilà la vie".
"A quoi bon courir, en somme, si nous nous heurtons toujours à la borne de notre propre personnalité? Certains naissent pour vivre, d'autres pour peiner, d'autres pour regarder seulement. Moi je n'avais qu'un infime et vil rôle de spectatrice. Impossible d'en sortir. Impossible d'y échapper. L'angoisse, c'était pour moi la seule réalité de ces instants.
Le monde se mit à trembler derrière une douce brume grise qu'irisait le soleil. Et mon visage desséché recueillait avec plaisir les larmes que mes doigts écartaient avec rage. Je pleurai un bon moment, là, dans l'intimité que m'accordait l'indifférence de la rue, et il me sembla que mon âme se lavait peu à peu.
En réalité, ma peine de petite fille qui perd ses illusions ne méritait pas tant de frais. J'avais lu rapidement une page de ma vie qui ne valait pas la peine qu'on s'y attardât. Près de moi de plus grandes douleurs m'avaient laissée indifférente, voire railleuse.
Je courus presque d'un bout à l'autre de la rue Aribau, pour revenir à la maison. J'étais restée assise si longtemps, enfoncée dans mes pensées, que le ciel pâlissait. L'âme de la rue perçait le crépuscule. Les devantures s'allumaient en une file d'yeux jaunes ou blancs, qui clignaient au fond de leurs sombres orbites. Odeurs, tristesses, histoires montaient de ce pavé, jaillissaient des balcons, des portes de la rue Aribau. Le flux animé qui descendait de la calme et bourgeoise Diagonale s'y heurtait au flux du monde agité venu de la place de l'université. Mélange de vies, de qualités, de goûts. C'était ça la rue Aribau. Et moi je n'étais qu'un minuscule élément de plus qui s'y perdait.
J'arrivai à la maison: nulle invitation à une merveilleuse évasion n'allait m'en libérer. Je venais de mon premier bal auquel je n'avais pas dansé. J'allais, sans goût, avec le seul désir de me coucher. Devant mes yeux un peu endoloris s'alluma un réverbère, familier comme les traits d'un être cher. Devant la porte, il allongeait son bras noir."
Carmen Laforet, Nada, traduction par M.M. Peignot et M. Pomès, Editions Bartillat,2010, Paris.
Images: Sergio Larrain; Joan Colom.
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