Ce qui reste de moi, maintenant qu'ils ont recollé les morceaux, rôde à l'intérieur de sa cage comme ce léopard teigneux d'un zoo à Panama, ou comme une invention sortie de l'imagination de quelqu'un d'autre. Ni jour, ni nuit, nulle part où aller, et rien à faire. Un corridor désert, où croupit une stupeur léthargique au sinistre relent, qui ressemble au boyau d'un long poisson blanc en train de pourrir. A moins que ce ne soit l'intérieur vide de la seringue quand son piston a été poussé à fond, mes nerfs frémissent toujours à l'odeur de l'aiguille dégoûtante qui reste plantée à l'intérieur de mon corps. Aucune loi sinon celle du cauchemar, pas d'autre réalité que ce corridor maléfique dont l'existence s'explique quand les portes s'ouvrent une à une, livrant passage aux somnambules, les uns marchant seuls avec des contorsions grotesques, tremblotant comme des paralytiques, la plupart chassés en avant, certains traînés comme des objets inanimés, leurs talons enfoncés dans des sortes de rails creusés à cet effet dans le sol.
La fille avance à côté de moi, le visage levé, rayonnant. A la voir, on devine qu'elle a perdu son âme, qu'un jour son âme s'est envolé en Chine.
...
Dans l'endroit où nous mangeons, les nourritures ont, depuis longtemps, refroidi sur les tables. La viande, hachée pour éviter l'emploi ds couteaux, est déjà figée, les pommes de terre cireuses posées sur les assiettes d'émail blanc ont une rigidité cadavérique. Quand nous sommes tous installés, ils referment la porte à clé. La fille sans âme, à côté de moi, n'avale pas une bouchée. Ils l'encouragent à manger avec une gentillesse hypocrite. Je sais ce qui arrivera si elle refuse sa nourriture, et j'essaie de la prévenir, je chuchote à son oreille, je tire sa manche. Mais cela n'est pas permis, il ne doit s'établir aucun contact entre nous, et on nous sépare brutalement. Juste avant qu'ils ne l'emmènent de force, elle se retourne pour me regarder. Ses yeux sont fantastiques, ce ne sont pas des yeux humains: ce sont deux grands trous vides à travers lesquels on aperçoit les noires horreurs en tourbillons du chaos, des espaces sans fond, les sombres terreurs de l'éternité et de la nuit primordiale. Il faut avoir laissé son âme en Chine pour posséder ces yeux-là.
"Allons, allons" dit quelqu'un, secouant mon épaule et me donnant une tape sur la main pour lui faire lâcher prise. Je baisse la tête, je m'aperçois que je tiens une cuillère, et je comprends soudain que ces yeux sont les miens, réfléchis dans la sphère brillante du métal- ce sont mes yeux qui me fixent, béants comme des trous vides où passe le vent."
Anna Kavan, Mon âme en Chine, Flammarion, 1984.
Photographies : Walker Evans, 1941.