mardi 5 février 2013

ANNEMARIE SCHWARZENBACH / Voir une femme

 

 "Voir une femme: une seconde seulement, dans le seul et bref espace d'un regard, pour ensuite la perdre à nouveau, quelque part dans l'obscurité d'un couloir, derrière une porte que je n'ai pas le droit d'ouvrir-
mais voir une femme, et sentir dans le même instant qu'elle aussi m'a vue, que ses yeux se fixent sur moi, interrogateurs, comme si nous devions nous rencontrer sur le seuil de l'étranger, de cette frontière obscure, accablée, de la conscience...
oui, sentir dans cette seconde comment elle se fige elle aussi, presque douloureusement interrompue dans le cours de ses pensées, comme si ses nerfs se contractaient, effleurés par les miens. Et n'étais-je pas fatiguée, les images de la journée ne s'emmêlaient-elles pas en moi, je voyais encore des champs de neige, et puis les longues ombres du soir, je voyais la foule du bar, des jeunes filles passaient devant moi, elles étaient portées par leurs danseurs comme des poupées, elles riaient étourdiment par-dessus leurs minces épaules, le jazz, à côté de leur rire, s'imposait, tonitruant, et l'on fuyait tout ça dans un coin..."

Annemarie Schwarzenbach, Voir une femme / Eine frau zu sehen, traduction par E.Barilier, métropolis, 2008.

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