vendredi 27 septembre 2013

LAURA KASISCHKE / Esprit d'hiver.


Encore une fois je reste perplexe après la lecture pénible du dernier Laura Kasischke.  Difficile de démêler ce qui séduit dans l'oeuvre en cours, régulière comme un métronome, de cette américaine... Troublantes, ses histoires de revenants, de corporéités maladives, d'adolescents dangereusement opaques interrogent les revers, les plis d'une mythologie américaine ramenée à la peau de chagrin du quotidien de la ménagère middle-class dans une suburb chic et "clean". 

Obsédée par les limbes, cet entre-deux d'avant l'effacement des êtres et d'après le drame, Laura Kasischke joue le sur-enfermement comme d'autres le surcadrage: blizzard, espace confiné de la cuisine / coeur du foyer, barrière mitoyenne du jardin. Là, à l'étroit, elle ronge son os... et désarticule à s'en donner le tournis une relation osmotique entre une mère et sa fille. 
Car le personnage principal, , dont on saisit vite que sa perception, ses mots doivent être absolument mis en doute, invalidés, c'est la mère. Le statut qui pose littéralement problème, parce que mal incarné, mal approprié, c'est le sien. La mère de ce roman n'a de cesse de monter des murs autour de sa fille, allant jusqu'à poser un verrou à la porte de sa chambre pour la défendre de possibles intrusions ( il s'agit en fait d'éviter que ne se rejoue une scène primitive, celle de la dernière visite à l'orphelinat où la fillette avait été adoptée). Evidemment cette fille mise à l'abri de tout s'avère n'être qu'un mirage fantasmé. Le seul risque qu'encourt Tatiana (la fille) c'est qu'elle n'est pas Tatiana. Son identité autre ( la fillette adoptée n'est pas celle qui avait été désirée) totalement refoulée par sa mère adoptive, est la clef qui aurait permis d'éviter sa mort accidentelle.

Le roman sonne alors comme l'étude clinique d'un "dérèglement" maternel, dévoilant au passage la dimension catastrophique du déni - pour poursuivre son roman familial, la mère évite soigneusement tout examen médical susceptible de rétablir la vérité sur Tatiana, éludant toute confrontation au réel qui aurait le visage atroce d'une vérité entrevue à l'orphelinat -le fameux "secret derrière la porte".

  Mais au-delà de ce qui ressemble à une virtuosité, quelque chose résiste, qui peut susciter le malaise. Peut-être que, tapie sous ces éléments fictionnels, la question du même et du différent est envisagée sous des angles problématiques par Laura Kasiscke.  Trop de blancheur, certainement, pour qui n'ignore pas le bel essai de Toni Morrison, "Playing in the Dark", trop de masochisme féminin, trop de nervosité hystérique et une paranoïa, qui, pour se retourner diaboliquement contre celles qui la mettent en oeuvre, n'en demeure pas moins le territoire fantasmatique préféré, idéal, de l'auteur - efficace, au risque de lasser. L'autre, c'est ce qui surgit dès lors que le même se dérobe. L'autre est quelque part en dessous du même. On ne sait quand il frappe, probablement dans un endroit sûr, entendez familier, et le Mal circule paré  des atours les plus ordinaires. On a déjà entendu ça quelque part...



Laura Kasiscke, Esprit d'hiver, Christian Bourgois, 2013.
Photographies: Alec Soth.

mardi 3 septembre 2013

ELSE LASKER-SCHÜLER / Eros


"(...)

Couchée à ses pieds
Et me plaignant auprès d'Eros
De mon désir ardent.
Oh, je l'ai aimé à la folie.
Comme une nuit d'été
De ma tête coulait
Du sang noir sur ses genoux
Et mes bras brûlaient à son toucher.

Jamais mon sang n'avait été si agité par la braise,
Je remis ma vie entre ses mains,
Et il me hissa hors de lourdes
angoisses du crépuscule.

(...) "

Else Lasker-Schüler, Eros, poème traduit par Laure NGUYEN-HUYNH, éditions Derrière la salle de bains ( disponibles sur leur site  leseditionsderrierelasalledebains.bigcartel.com ou, pour les parisiens, à la librairie Texture), collection Little Poetry.

photographie: Simona Ghizzoni

dimanche 1 septembre 2013

EDITH WHARTON / Eté


"...tout le reste de sa vie n'était plus à ses yeux que la bordure d'ombre qui entourait le foyer lumineux de leur passion..."

Une saison. Une femme.
Des désirs. Des désillusions. 
Le plein soleil, et les ombres qui gagnent, lentement, autour de Charity et de ses tentatives pour échapper au sort étroit que lui réservent à la fois son tuteur, ses origines et la poussiéreuse bourgade campagnarde où elle croupit.
Ce roman assez éloigné des grands romans whartoniens en ce qu'il lui manque la coloration new-yorkaise, internationale qui signale à quel point elle obéit au conseil de l'ami Henry James d'"étudier cette vie américaine qui (l')entoure" aurait plutôt à voir avec "Ethan Frome". Comme cette histoire, "Eté" raconte un désir mis à mal. Hélice implacable, "Eté" surjoue la tension: les images d'ascension diffuses et multiples ( la montagne retrouvée, l'élévation possible à un autre rang social par le mariage, le cheminement vers une forme de maturité sexuelle, identitaire...) s'enroulent sans cesse autour de  celles de la chute. Le sordide ( la masure des Hyatt, la visite à une avorteuse, le taudis qui sert de refuge à la fuyarde) traverse tout le texte, ne se laissant jamais complètement dissoudre dans les émois et les exaspérations d'une passion aux accents bucoliques. Pour chaque page d'étourdissement lumineux, coloré, sensuel, il y en a une autre où pénètrent plus ou moins subtilement les ombres, l'obscurité et ses menaces. Le point culminant étant le retour de Charity chez elle, dans la montagne proche, pour assister à la mise en terre de sa mère. Réellement orpheline, elle n'a plus d'autre choix que de redescendre, sur tous les plans, réels et symboliques.
Ainsi resserrées de chapitre en chapitre, ces découpes écrasent l'héroïne dans ses secousses pour se libérer.  La fin du roman est sans concession un retour à l'ordre, un de ces "backlash" déprimants puisque Charity, comme une bête qui aurait échoué à quitter son enclos, revient chez son tuteur en qualité d'épouse, le mors aux dents. Rattrapée, elle aura goûté au plaisir et entrevu la possibilité d'une autre existence, plus raffinée, plus en accord avec un "moi" qu'elle pressent- sans y accéder.

Un temps, celui d'un été, elle a frôlé la réconciliation avec quelque chose de profondément vivace en elle: son corps aura parlé, senti, reconnu une part de sauvagerie, de force brute que Wharton met en lien avec son ascendance, rejouant la carte rebattue de la connexion "classe populaire/sexualité dangereuse". Sans sembler y croire totalement.... plutôt comme un alibi commun et commode. Conventions, toute puissance du patriarcat ( Tout de même!... Elle épouse celui qui a tenté de la violer alors qu'il est son tuteur et père adoptif depuis ses cinq ans, Monsieur Royall...)viendront inéluctablement à bout du pauvre roman de Charity. 
Cynisme? Résignation? Edith Wharton sait mieux qu'une autre combien le chemin vers la liberté, vers l'indépendance est ardu et combien il nécessite souvent une fortune personnelle, ou des appuis qui font défaut à son héroïne. 
Reste un roman grisant comme un mois d'Août, à lire les pieds dans l'herbe, l'oreille taquinée des seules vibrations des vols d'insectes. Un peu d'été, encore...

Edith Wharton, Eté, 10/18, 1996. Photographie: J.H.Lartigue.