"... Et j'aime ces femmes du karst qui serrent entre les dents, contre la bora, la pointe de leur grand foulard, et descendent en groupes à la ville, avec sur la tête la grande cruche étamée tout emplie de lait chaud. Et la rayure blanche de l'aube, et la brûlure douloureuse de l'aurore à travers les brumes de la ville. Ici, tout n'est qu'ordre et travail. A Puntofranco, six heures du matin, le pilote de garde transi, les yeux troublés de fatigue, salue le préposé aux clés qui ouvre les portes de l'entrepôt. Les grands boeufs bruns et noirs tirent lentement des wagons vides jusqu'aux paquebots arrivés la veille au soir; et lorsque les wagons sont en place, à six heures dix, les débardeurs se disséminent à travers les hangars. Ils ont en poche leur pipe et un morceau de pain. Un chef d'équipe monte sur une passerelle de déchargement, et autour de lui s'agglutinent plus de deux cents hommes, leur livret de travail à bout de bras, qui crient pour être embauchés; le chef d'équipe arrache, en choisissant rapidement, autant de livrets qu'il lui est nécessaire, puis il s'éloigne suivi de ceux qu'il vient d'embaucher. Les autres restent silencieux, et se dispersent à nouveau.(...)
Et nos grands paquebots lèvent l'ancre pour Salonique, ou Bombay. Demain, les locomotives tonitruantes ébranleront le pont de fer sur la Moldau, jouant à cache-cache avec l'Elbe jusqu'au coeur de l'Allemagne.
Nous aussi nous obéirons à notre loi. Nous voyagerons, nostalgiques et perplexes, poussés par des souvenirs impatients qui jamais ne seront tout à fait les nôtres. "
Scipio Slataper, Années de jeunesse..., L'arpenteur, Gallimard, 1996.
Scipio Slataper, Années de jeunesse..., L'arpenteur, Gallimard, 1996.
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