dimanche 30 mars 2014

CLARICE LISPECTOR / Agua Viva


" Je fixe des instants subits qui portent en eux leur propre mort et d'autres naissent - je fixe les instants de métamorphose et c'est d'une terrible beauté, leur séquence et concomitance. 
Maintenant le jour se lève et l'aurore est de brume blanche sur les sables de la plage. Tout est à moi, alors. Je touche à peine aux aliments, je ne veux pas me réveiller du jour. Je vais croissant avec le jour qui, de croître, me tue certain vague espoir et m'oblige à regarder face à face le dur soleil. Le vent souffle et dérange mes papiers. J'entends ce vent de cris, râle d'oiseau ouvert en vol oblique. Et moi ici, je m'oblige à la sévérité d'un langage tendu, je m'oblige à la nudité d'un squelette blanc qui est libre d'humeurs. Mais le squelette est libre de vie, et tant que je vis, je frémis toute. Je n'atteindrai pas la nudité finale. (...)


Arriverai-je à m'abandonner au silence expectant qui suit une question sans réponse? (...)

Ce dont je te parle n'est jamais ce dont je te parle mais autre chose. Capte cette chose qui m'échappe et dont pourtant je vis et je suis à la surface d'une obscurité brillante."

Clarice Lispector, Agua viva, éditions des femmes, 1981.

mercredi 26 mars 2014

MALCOM LOWRY / Lunar caustic



Il faut bien retirer quelque avantage à se trouver désargentée... Malgré l'esthétique douteuse de l'édition française la plus récente ( 10/18 des années 2000, photo sans intérêt saturée de filtres), je suis repartie de G.... livre en poche, pressée de découvrir plus avant l'histoire de ce pochard  égaré entre les docks de New York et le service psychiatrique d'un grand hôpital, obsédé par la disparition de sa copine, une péniche abandonnée, la baleine blanche de Melville et deux nouveaux compères à peine plus erratiques et malades que lui!  

Or ce n'est pas une mais deux histoires que recèle le petit volume en question: la première version, dont Malcom Lowry a autorisé la publication, d'un récit retravaillé, réécrit au cours de plusieurs années suivi d'une  deuxième, posthume celle-là, livrée -et peut-être "arrangée"- par sa veuve Margerie Bonner Lowry - auteur elle-même d'un beau roman méconnu, "Le cheval dans le ciel". 

Pas question ici de préférer l'une ou l'autre, de les comparer méthodiquement. Ce n'est pas le lieu et je n'ai aucun goût pour ces exercices. Par contre j'ai cédé, pleinement, après une réserve curieuse (telle une petite phrase musicale, la question de savoir si oui ou non l'auteur de "Vol au-dessus d'un nid de coucous" avait eu connaissance de ce récit n'a cessé de me tarauder), bref, j'ai cédé disais-je à la démarche vacillante de ce type qui se rend, après avoir traversé une énième crise de delirium. 

Reddition à l'ordre -social, médical-,tentative de survie, impitoyablement sanctionnée par un échec: la seule voie de sortie sera de s'enfoncer plus avant dans le territoire ravagé de l'alcoolisme. Fulgurant, le séjour de Bill au sein de l'hôpital psychiatrique lui ouvre les portes du désordre mental, de la débilité d'êtres fragiles et abimés qui s'attachent à lui et lui à eux, autant que possible au vu de leur état  pitoyable. Attention, on ne trouvera rien ici d'un quelconque fatras édifiant et moralisateur. Mais des visions, des cauchemars hallucinés qui engagent tout le corps, totalement... Des fragments de bruit et de fureur, de grands départs vers un ailleurs impossible, sur de grands navires qui rouleraient pendant la tempête tandis que la ville gronde, résonne du fracas des trains, des guerres immondes. Bill échoue dans un bar à matelots, dernière enclave supportable, à l'abri -si peu- de ses hallucinations terrifiantes (la mort est une vieille femme, une lettre dans sa main secouée de tremblements sinistres), seul dans la nuit vibrante, en tête à tête avec un réel sordide qui ne laisse aucune chance à ses "laissés pour compte". Pour compte de quoi, au fait ?...

"La lune avait disparu. Un tronc de lumière fourchu fusa en diagonale. Quelque part retentit un tintement prolongé de verre qui se brise. Une banquise se rua vers le nord, à travers les nuées; arrêtant son élan elle resta en équilibre dans l'espace. Il aperçut alors son rêve de New York, cristallisé pendant une seconde, scintillant, illuminé d'un éclat céleste, mais à seule fin d'être revendiqué par la nuit, par le pandémonium du charbon qui croule et qui, mêlé aux exclamations des fous accentuant le mouvement du Providence, se fondait dans son esprit avec toutes les calamités conjurées, mécaniques, de la cité ballottée, avec la lamentation des suicidés, les plaintes des filles torturées dans les hôtels de passe, des êtres consumés jusqu'à la mort au fond des repaires du vice, l'ensemble transpercé par les avertisseurs d'un millier d'ambulances, plus rauques que des trompettes.
 Quand le bateau eut disparu, l'exaltation retomba. Les malades quittèrent les fenêtres, les clés grincèrent, les garçons de salle arrivèrent pour dresser le couvert des vieux, considérés comme trop répugnants pour manger avec les autres."  

Malcom Lowry, Lunar caustic, traduit par Clarisse Francillon, 10/18, 2004.



jeudi 6 mars 2014

ELIZABETH SMART / L'arrogance des vauriens

Ne pas plier ni se briser. Ne pas laisser l'angoisse ni les incertitudes avoir raison de soi alors même que rien ne va. Désertion de tout espoir. Disparition de tout amour, de toute joie. Enivrement et torture du souvenir. De l'oubli. De ruade en ruade laisser tomber de soi, peaux mortes, scories dévastatrices, les lambeaux de la seule histoire réellement vécue.  Frissonner de peur et du désir de se laisser engloutir dans les eaux glacées de la culpabilité et de la solitude. 
"Que faire une fois éprouvées les sensations tant convoitées? Sentir ses os fragiles se broyer sous leur poids. Sentir toutes les aspérités du corps, une enveloppe sèche pour l'âme".

Trente- deux ans après le récit ( au titre beau comme un poème: A la hauteur de Grand central Station je me suis assise et j'ai pleuré!) de sa passion avec le poète anglais George Barker, père de ses quatre enfants, Elizabeth Smart, écrivaine canadienne aux faux airs de Barbara Loden ou de Sylvia Plath, fait paraître ce récit de ses années solitaires, où elle tente nerveusement d'atteindre aux berges fades de la survie, sans ravaler sa colère ni son extrême vulnérabilité, dans une "douloureuse paralysie" émotionnelle.

Tout de fébrilité, son texte force la compassion et le respect. Au coeur du coeur et du corps de cette femme - ce pourrait être n'importe laquelle d'entre nous ayant aimé - la nécessité de se réinventer une vie, un devenir, alors même qu'autour d'elle s'étend une ville dévastée, moralement, économiquement - c'est l'immédiat après-guerre-,  prolongement sensible  de sa propre désolation. Une femme comme un paysage, en ruine, scrutant ce qui lui reste: des enfants, un corps, les derniers lieux du réel.

Tout entière tendue vers un vivre nécessaire et urgent ( "Je suis à l'âge où je sais que jamais je n'obtiendra ce que je veux. Peut-être en aurai-je une pâle copie.") Smart est poignante, oscillant entre sagesse brute ( "les femmes, elles, sont coincées...") et envie d'en finir, puisque, d'une certaine façon, n'est-ce pas, tout l'est déjà:
"Après le travail je danse dans des cabarets enfumés, je m'exalte au son des versions jazz de Liebestraum. Et si demain matin, je regardais par la fenêtre de mon bureau et je décidais de sauter?"
Quand le réel  divague et se dérobe - " Rien n'est familier. Il n'y a que l'illusion rassurante de connaître quelque chose; c'est un voile opportun.."- une grande fatigue se saisit alors du corps, un grand découragement de l'esprit, qui suscite aussitôt une dureté salvatrice. Epuisée, Elizabeth Smart s'éreinte à s'observer, à se traquer dans ses états de misère, avec un tel cran, qu'elle n'y saurait perdre en dignité. L'enjeu ? Vivre, aimer - encore...

 " Je ne dois pas dévier de mon objet, qui consiste à anéantir l'amour, pour qu'ainsi je puisse en tolérer la douleur; ou plutôt à cesser d'éprouver tout sentiment, pour qu'ainsi je puisse porter la douleur, et que l'amour peut-être, renaisse sous une forme nouvelle.(...) N'oubliant jamais que le temps passe vite et qu'il faut beaucoup de concentration pour se rendre là où on veut aller, là où on espère aller.(...)"

Elizabeth Smart, L'arrogance des vauriens, Les Allusifs, Octobre 2013.