lundi 23 juin 2014

DAVID RIEFF / Mort d'une inconsolée


"Ce n'est qu'au bout de plusieurs mois après sa mort que j'ai trouvé la force nerveuse de lire son Journal. J'ai été écrasé, ce faisant, par le sentiment de malheur profond et récurrent qui en émane. Pas moins déconcertant: le fait que dans les notations les plus désespérées elle continuait à élaborer des projets pour l'avenir. Ce qu'elle voulait écrire mais aussi lire. Les pièces qu'elle voulait voir, les musiques qu'elle voulait écouter ou réécouter. Elle commence à dresser une liste de mots ( domaine éditorial, introduction, Scrimshaw, préconditions somatiques, marbre), de citations ( Gertrude Stein:" la poésie est noms, la prose est verbes"), de faits épars (" description d'un graffiti, Gerard Houckgeest / 1600-1661 / - la tombe de Willem Le Silencieux au Nieuwe Kerk de Delft: graffiti à la base de la colonne - dessin d'enfant avec chapeau, en rouge"), puis, assez vite elle souligne une nouvelle idée, se projetant à nouveau dans l'avenir, dans le monde qu'elle s'est construit.
Elle savait, je crois, que c'était là la source de sa force et de sa malédiction. Dans l'une des notes datant du début des années 80, elle affirme: " J'écris comme je vis et ma vie est pleine de citations." Puis elle ajoute: " Change ça." Mais elle ne le fit jamais. 
 Comment l'aurait-elle pu? Son Journal confirme ce que j'ai toujours pensé d'elle: quoi qu'il lui arrive, si contrariée, défaite, piégée ou incomprise qu'elle pût parfois se sentir, elle finissait par se redresser, le regard fermement dirigé vers l'avenir - vers ce qui venait ensuite. Ce n'était pas seulement de l'ambition, de la curiosité, de la vanité, ni même le désir de conformer ses actes à ses résolutions les plus profondes datant de l'adolescence, et qu'elle décrit parfois comme la volonté de se "surpasser". C'était tout cela à la fois bien sûr, mais, plus profondément, c'était aussi, me semble-t-il, une capacité presque infantile à l'émerveillement. Cet émerveillement la nourrissait, la soutenait, la propulsait de projet en projet, de voyage en voyage, de performance artistique en performance artistique. Il peut sembler stupide de formuler les choses ainsi, mais c'est un fait: ma mère n'avait tout simplement jamais assez du monde."

David Rieff, Mort d'une inconsolée, Les derniers jours de Susan Sontag, Climats, 2008, Paris.



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