lundi 1 juin 2015

ELENA PONIATOWSKA / La nuit de Tlatelolco, histoire orale d'un massacre d'Etat (extrait)


" J'ai soudain décidé de ne plus me soucier de savoir si les discussions préalables commencent ou pas, si quelqu'un s'y oppose avec des arguments absurdes, s'ils virent Cueto ou libèrent les prisonniers: toi, tu es loin et tu n'es même pas au courant de ce qui se passe ici; et moi je pourrais être avec toi, être comme toi, mener une vie consacrée à mon métier, à un champ restreint que je connaîtrais parfaitement, absorbé par les dernières recherches et découvertes publiées dans les revues spécialisées.
J'ai senti s'effondrer les domaines les plus importants pour moi ces dernières années. Les dernières notes de la mélodie s'étaient tues, mais moi je continuais à l'entendre, cette mélodie, pas dans ces doux sons de cloche mais durant cet été-là.
Je l'entends autour de toi, chantée au grand jour, sous le soleil, lorsque la mer inspire confiance et qu'un bateau blanc couvert de drapeaux peut y entrer; je l'entends la nuit, quand je marche près de toi et que la Grande Ourse se détache de l'horizon, les vagues laissent d'étranges lumières phosphorescentes sur le sable et je m'aperçois que tu as encore du sel sur tes épaules sombres; je l'entends en ce moment-même, alors que les cloches viennent de s'arrêter, et je me sens douloureusement séparé de toi et de ce que tu as signifié. Je me suis levé, ébranlé par le sentiment qu'un monde s'écroule, mon monde, dans lequel tu étais, toi et cet été-là, et ce soleil aussi, et que nous ne pourrons le retrouver, tout comme l'âge que nous avions. "

___ Luis Gonzales de Alba, délégué de la faculté de philosophie et de lettres au CNH, prisonnier à Lecumberri

La nuit de Tlatelolco, Elena Poniatowska, éditions CMDE, Août 2014.




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