jeudi 23 juillet 2015

AKIRA YOSHIMURA / La guerre des jours lointains

Entrelaçant les motifs personnels et ceux plus larges, de l'Histoire de la Seconde Guerre Mondiale dans le Pacifique, côté japonais, cette "Guerre des jours lointains" semble tout entière écrite en résonance aux mots de Sebald:
 
"La destruction totale n'apparaît donc pas comme l'issue effroyable d'une aberration collective mais comme la première étape d'une reconstruction réussie."

L'histoire de Takuya Kiyohara, bouleversante, est celle d'un officier en fuite d'île en île, le long  de l'archipel. Obsédé par la nécessité de disparaître, de se muer en quelqu'un d'autre et mobilisant toute son intelligence et son énergie dans ce but, le jeune homme est entravé par les déplacés errant dans un Japon dévasté, en flammes. Succession irritante et angoissante de retards, d'attentes  dans des lieux dévolus au voyage, tout au moins au mouvement: quais, halls de gare, débarcadères débordent de réfugiés et ne répondent que faiblement aux exigences de  déplacement de qui doit se cacher des regards inquisiteurs. Des obstacles, des ralentissements à la fois inhérents à la situation du Japon en 1945 et comme surgis du psychisme sous haute tension d'un personnage en quête de disparition qui fonctionnent, dans le premier tiers du récit, comme parfaits principes d'oppression...

Ce fil du réel que l'auteur dévide est lesté dès le départ par le plomb d'une probable condamnation à mort: le jeune homme confronté à un sort injuste, difficilement compréhensible à l'aune des "lois de la guerre" dans ce pays défait, humilié et en proie à une totale confusion ne s'en sortira pas. Les informations récurrentes dans les journaux qu'il parvient régulièrement à se procurer martèlent son exil de nouvelles implacables, qui l'enserrent jusqu'à l'issue immanquable. Les procès annoncés se tiennent, les exécutions capitales affichées pour répondre à l'occupant-vainqueur ont lieu, sans que soit jamais interrogée, directement - il est trop tôt, et la triangulaire des relatons Chine-Japon-USA évoquée ailleurs par W.T.Vollmann, joue déjà son rôle - la responsabilité de ce même occupant. 
Dans l'extrait qui suit, Takuya Kiyohara découvre l'impact des bombardements qui ont suivi de près les largages des deux bombes atomiques. C'est une vision d'horreur.

 "Le passage d'avions ennemis avait été enregistré à 3h30 du matin. Il s'était écoulé sept heures et quarante minutes depuis le début de l'intrusion. Il voulait connaître la situation à l'extérieur de la salle de opérations militaires.
Ayant confié le reste du travail à ses subordonnés, Takuya sortit, avança rapidement dans le couloir éclairé. Il ouvrit la lourde porte métallique à deux battants, se retrouva au centre d'une étrange rumeur. L'air était chaud. Devant lui s'étendait un monde écarlate. Les arbres, le bâtiment du quartier général, le sol, tout était rouge. Le vent soufflait en rafales, les branches étaient secouées et les feuilles arrachées volaient en tous sens. (...)

Son visage était chaud comme s'il avait été brûlé.
La fumée qui arrivait lui faisait mal aux yeux. Il n'y avait ni installations militaires ni usines d'armement en ville, l'escadron de B29 avait largué ses bombes incendiaires avant de repartir en sens inverse dans l'unique but de réduire en cendres les habitations et de massacrer les habitants. Il réalisa que la scène qu'il avait sous les yeux s'était répétée dans un certain nombre de villes de toute les régions du Japon, précipitant de nombreux civils vers la mort."

Poursuivi et jugé pour avoir fait partie d'un peloton d'exécution le quinze Août, jour de la déclaration de l'empereur sur la capitulation du Japon et pour s'être rendu coupable d'une décapitation sur un aviateur d'un escadron de B29 responsables des bombardements massifs évoqués plus haut, sur ordre de son commandement, l'officier Kiyohara découvre que les règles ont changé, que les autorités militaires, intouchables, trahissent leurs troupes et avancent sur ce nouvel échiquier de la conciliation avec l'Amérique, en première ligne, de jeunes soldats incrédules: ce pour quoi il avait ressenti de la fierté, ce qui avait pu consolider son attachement à la patrie s'écroule sous le double coup des accords de Postdam, marqueur de la défaite du Japon et celui de la lâcheté des cadres dirigeants. Seront poursuivis et exécutés ceux qui se seront compromis dans des exactions sur les nouveaux alliés dans la reconstruction- entendre les américains, et il sera facile de prétendre que ces actes odieux sont le fait de jeunes excités, débordés par leur haine. 

La guerre est donc à peine achevée que, sur les décombres fumants, dans l'encombrement des voies de circulations par terre et mer, et dans le désordre des villes calcinées, en ruines, Takuya Kiyohara fuit, muni de fragiles faux papiers et de son arme, dérisoire substitut d'un foyer rassurant, dernier vestige d'une stabilité illusoire. 
Rien ne dure. Tout réel peut se retourner comme un "gant de peau". 
Que faire? Bien sûr la pensée du suicide affleure à chaque pas, comme une ombre qui s'alourdirait, se densifierait au fil de la lecture sans que jamais elle ne l'emporte sur la solution: être capturé et s'en remettre, enfin, à d'autres. 
Parce qu'il ne pouvait en réchapper autrement qu'en cédant, Takuya Kiyohara ne tente pas le moins du monde d'éviter les policiers qui se présentent sur son lieu de travail, où s'est esquissé pour lui un frêle erzatz de vie: une fabrique de bois d'allumettes. 

La fin est terrible - d'une sobriété terrible. Alors qu'il est condamné à la prison à vie,  les conditions d'enfermement évoluent, sa peine est commuée, sous l'effet des modifications de la politique internationale...  Après neuf ans de détention, une libération vaine: "A sa sortie, il n'éprouva aucune joie",  n'étant déjà plus de ce monde, et comme amnésique, engouffré malgré lui dans un présent où les cartes ont été rebrassées selon un ordre inconnu, qui ne fait pas de place aux ombres du passé.

Akira Yoshimura, La guerre des jours lointains, traduit par Rose Marie Makino-Fayolle, Actes Sud, Babel, 2004.

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