" Nous avons besoin de l'histoire pour vivre et pour agir, et non point pour nous détourner nonchalamment de la vie et de l'action." (Nietzsche)
Arlette Farge aurait pu ouvrir son livre ainsi... Quel autre souci,en effet, pour cette historienne du sensible (Elle travaille autant sur l'archive et son tempo particulier que sur les voix ou les infimes et d'autant plus précieux écrits retrouvés sur les corps de ceux qui savaient si peu écrire...), que de mettre en lumière les irrégularités, les aspérités du passé transmis souvent de façon fragmentée, pour que nous reprenions ensemble, au présent, notre histoire?
De ses référents, de ses accompagnements dans cette tâche exigeante , Arlette Farge ne fait pas mystère: Barthes, Foucault, De Certeau, Bourdieu ou encore Rancière... Au détour d'une phrase citée, d'une expression, ils font le lien, en creux, entre ce va-et-vient d'une image à des "souvenirs impossibles" et une écriture de l'Histoire qui prendrait en compte, au plus près des êtres humains,"singuliers", " les décalages et les ajustements" qui sont les leurs et les nôtres.
"Silhouettes défaillantes ou sublimes" rencontrées tant au détour d'une boîte cochère qu'en feuilletant un album ou en circulant dans un lieu d'exposition, les corps anonymes capturés par Lewis Hine - Dockers faisant la sieste, vers 1922- ou par Dorothea Lange - Mère et enfants, Tuletecke, 1939- font écho profondément à ces noms qui l'ont échappé belle, sauvegardés uniquement à cause du désordre auquel ils ont été associés, un jour . Ainsi, d'une couverture "telle une larme" abandonnée sur le sol irakien après la guerre ( S.Ristelhueber, Fait, 1992) à l'errance des soldats déserteurs ou à l'abandon des petits enfants au XVIIIème siècle; d'une sieste qui dérobe des corps abimés par un travail harassant vers les corps blessés décrits par Sébastien Mercier - Tableau de Paris-, Arlette Farge officie et passe quelque chose de notre histoire.
Ces inconnus qui ont vécu il y a si longtemps ne sont pas que des "fantômes", un mot qui court souvent le long de ces pages... Ils sont nommés, et il nous est dit, fut-ce fugacement, ce qu'ils ont traversé et combien leur précarité, leur détresse nous a aussi constitués: Marguerite Bouquin, Jacques Gaillard, Anne Labovilliat qui a égaré son mari dans la rue Saint Marcel à Paris, Marthe Le Capre, en fuite parce que sa famille l'a enfermée quatre ans pour un égarement amoureux... Il a fallu patience et générosité pour exhumer ces bouts de leur histoire et au sens photographique, rendre sensible ces vies "en avalanche".
Arlette Farge, La chambre à deux lits et le cordonnier de Tel- Aviv,Fiction & cie,Seuil, Paris, janvier 2000.
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