Si l'on croit connaître Meret Oppenheim, c'est d'abord grâce aux clichés de Man Ray, où parfois "solarisée", exposée nue au regard désirant du photographe, elle dévoile une plastique impassible, glacée. A l'exception de deux ou trois oeuvres désormais célèbres - dont "Le déjeuner en fourrure" ou "Ma gouvernante"- son travail reste à découvrir, du moins en France: ainsi sa "Fête de printemps", à Berne, servi sur le corps offert d'une jeune femme...et que Breton lui demande de rééditer pour l'exposition internationale du Suréalisme, Galerie Cordier.
Je m'y arrête: quelques poèmes en allemand ou en français, puis une longue série de rêves notés, réécrits et parfois interprétés à la lueur de quelques connaissances en psychanalyse ou simplement, d'éléments biographiques. Ensuite une variation autour de la figure de Gaspard Hauser, et enfin,trois pages absolument magnifiques intitulées " Récit d'une expérience", l'expérimentation en question étant celle d'une ingestion de quatre comprimés de Theonacatl-psilocybine, le dix avril 1965.
Sur les traces d'Henri Michaux - lui même avait expérimenté les effets de la mescaline et devait en tirer des graphes et des textes sismiques dont je n'ai jamais pu oublier l'impact- Meret Oppenheim se livre là à un test psychotrope. Elle n'invente pas une langue - elle n'est pas poète- mais elle transcrit sobrement les flux, la temporalité particulière ouverts dans son cerveau et ses sens par l'absorption chimique; les méandres des images qui l'assaillent, la quittent; l'absence du corps, presque paralysé, réduit à l'inertie; le désir d'obscurité pour mieux recevoir les visions ou encore le bal des silhouettes pleines de sollicitude de ses amis attentifs.
Loin de l'exubérance de certaines oeuvres liées au surréalisme, ce court texte donne toute sa cohérence au recueil en se donnant à lire comme un autre versant de l'écriture onirique pratiquée par Oppenheim, comme tant d'autres artistes ou écrivains du vingtième siècle( Kerouac, dont il faudra reparler du "Livre des rêves"; Perec et ses "Boutiques obscures", et, un de mes livres cultes, le "Nuits sans nuits" de Michel Leiris), transformant avec constance chaque rêve, chaque texte qui le fixe, en tableaux fugitifs et secrets. Des poèmes comme des rêves donc, des rêves comme des hallucinations, des songes-tableaux...Tout s'enchevêtre dans une lente contradiction, au point de jonction entre les images préexistantes ( les images déjà là) et celles qui viennent de nulle part..."sous leur forme changeante et agitée".
"Les images sont pour la plupart des ornements animés qui arrivent par pulsations. Bien que je me rappelle encore maintenant sur le moment que ce produit originellement est tiré d'un champignon, que les Indiens l'utilisent afin, comme on me l'a raconté, en cette ivresse de contempler leurs dieux et la splendeur de leurs palais et de leurs villes anéanties, mes images se déplacent -dans la mesure où elles peuvent être situées géographiquement- quelque part entre la Chine et l'Orient et le Jugendstil. Beaucoup de Beardsley, de plumes de paon, de digitales. Et du Paul Klee, aussi. Des triangles et des quadrilatères plastiques. Fortement colorés, nettement desinés, mais d'un bariolage autre qu'inorganique, avec des luminosités rayonnantes. Parfois aussi il n'y a qu'une ou deux couleurs. A un moment tout n'est que perles.(...)J'essaie de penser à mes propres images, pour voir comment elles se comportent dans cet environnement. Elles se laissent incorporer aux visions, mais elles s'y tiennent comme des sculptures solitaires. Je me dis qu'elles sont proprement mortes, par opposition aux images animées qui les entourent. Je me demande à quoi cela peut bien tenir. Il me semble que si je peignais mes images "jusqu'au bord", alors elles obtiendraient cette liaison avec les images vivantes qui maintenant les entourent."
Meret Oppenheim, Poèmes et carnets, traduction par Henri-Alexis Baatsch, mai 1993, Paris.
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