dimanche 21 juillet 2013

JULIO CORTAZAR / Epreuves


Tiroirs et chemins qui bifurquent. Ou comment l'écriture et le réel s'invitent, s'immiscent, se répandent dans un exercice ingrat - littéralement une "galère". Voici Epreuves de Julio Cortazar.

En bordure d'une route, sur les bas-côtés d'un sublime paysage de vacance(s)dans le Sud de la France, Cortazar reprend, tapi dans son véhicule-dragon-tanière (l'inénarrable Fafner) les épreuves du Livre de Manuel. C'est un homme fatigué, déjà atteint par la maladie, qui peine un peu à mettre la dernière main à son texte. 

Loin du temps où la solitude et le silence (la réclusion) s'imposaient à lui, cet insomniaque magnifique s'accompagne dans ses corrections de la radio (aujourd'hui il suivrait un fil twitter...) avec son ruban de présences, de nouvelles, de publicités.

Julio Cortazar n'est pas seul à s'entourer des voix vives de la radiophonie estivale.  C'est que nous sommes en soixante-douze. La France entière suit la retransmission des Jeux Olympiques depuis Munich. 

Effraction du réel, l'enlèvement des athlètes israëliens et leur exécution par le groupe Septembre Noir contamine tout ce qui a été écrit et qui est à écrire,  opérant violemment sur le travail de l'écrivain. La catastrophe s'incarne dans une troublante métaphore : le réel est venu se coller, dixit Cortazar dans les dernières lignes, poisseux et informe et horrifique, entre les pages du livre en cours, tel une énorme phalène palpitante...

Glissade contrôlée en apparence, miné par la présence incontournable de la barbarie, Epreuves explose en réquisitoire contre les hypocrisies politiques responsables de l'élaboration ( J'ai pour ma part toujours vécu à l'ombre du Plan Vigie-Pirate, décliné et réajusté en couleurs différentes au fil des années) du spectre ou de l'horizon de notre histoire contemporaine: l'attentat terroriste. 

Leçon d'écriture -"corriger un livre, c'est aussi l'affronter en tant qu'épreuve, vérifier s'il est vraiment la preuve de quelque chose"- aux accents sympathiques de Robinsonnade - "j'ai allumé le réchaud pour faire le café et aussi la radio, deux façons de se mettre en orbite" Epreuves dans ses dernières pages dégage du magma de la contemporanéité une représentation sans concession de l'Occident post-colonialiste à l'oeuvre dans le développement de cette violence spectaculaire.


"...Ces heures où nous nous replions dans le néant, où les choses continuent à se passer autour de nous, comme cette nuit à Munich, même si je n'ai pas la moindre possibilité d'intervenir à partir de mon dragon dans le Midi de la France, il s'agit de quelque chose qui étreint la condition humaine par en bas, la responsabilité- pour lui donner un nom.

Dormir c'est abolir tout témoignage, toute compagnie, cet être présent qui nous définit lorsque nous avons assumé notre vie au mieux. C'est comme se détourner d'un miroir, fermer la porte à un ami, ne pas voir la faim dans les yeux d'un chat collé à la vitre. La matinée du mercredi allait multiplier ce sentiment de culpabilité que bien des gens trouveraient absurde, puisque le temps de veille suffit plus qu'amplement pour les migraines, le hoquet, les phobies et l'asthme; à peine m'étais-je réveillé que la radio m'apporta la nouvelle des dix-huit morts de Munich, le carnage incroyablement maladroit perpétré par un dispositif policier que toutes sortes de raisons permettaient d'imaginer comme l'un des paradigmes du genre.

Si le paysage est un état d'âme, on comprendra que j'ai immédiatement quitté Vaison-la-Romaine et cherché un coin pour travailler dans une solitude amère."

Julio Cortazar, Epreuves, éditions de La Différence, Paris, 1991.













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