" Il est trop fatigué pour s'apitoyer sur lui-même. Son sentiment va à une personne sans visage, à cette Rifka Bronfman, la vraie, celle qui avait préféré la sécurité illusoire de sa famille et de ses amis. Si elle avait environ vingt ans en 1890, elle devait avoir dans les soixante-dix ans en 1941...
Etait-elle morte à Babi Yar? Si elle vivait encore au moment de l'invasion allemande, saluée comme une libération du joug soviétique par la majorité des Ukrainiens, avait-elle été liquidée par un Einsatzgruppe de la Wehrmacht, par les SS ou par un groupe nationaliste, par ses voisins peut-être, si souriants, si aimables, et soudain ennemis, justiciers jaloux d'éradiquer la mauvaise herbe sémite du jardin de la patrie?
Il pense également qu'il n'a pas d'enfants, qu'il ne connaît pas les lointains enfants de tant de cousins dispersés dans différents pays, emportés par de nouveaux vents de rigueur ou de peur. Il se dit que personne ne lui demandera de comptes pour n'avoir pas transmis l'histoire. Pourtant, deux jours plus tard, il obéit à une impulsion qu'il ne saurait expliquer et il commence à l'écrire, sous forme de nouvelle. "
Edgardo Cozarinsky, La fiancée d'Odessa, Actes Sud, "Le cabinet de lecture", 2002.
Photographie: Martin Parr, Bad weather, 1982.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire