dimanche 20 mai 2012

ELENI SIKELIANOS/ Le livre de Jon.



" Il importe que subsistent dans une histoire familiale des trous impossibles à remplir, des secrets et des mystères, des migrations et des invasions et des lignées troubles."
 

Affrontant l'affolant héritage d'"une personne dont les pensées tourbillonnantes ne pouvaient jamais être prédites ou dupliquées" et tout à fait consciente que cette même personne était aussi "membre d'une longue et ennuyeuse litanie de pères absents et de connards défoncés", Eleni Sikelianos livre sa version de Jon, son père terrible, d'une voix apaisée que viennent parfois mordre colère, incompréhension, tristesse- toutes légitimes.

"Mon père dispose les choses dans des ordres différents, difficiles." 

Cette différence, l'écriture va la relayer, superbement. A l'image de cette famille singulière, bohême ( des racines grecques, un grand-père poète national, des mariages multiples et des va-et-vient entre les deux continents), ce récit-patchwork aux coutures délibérément visibles, loin de "lisser" le souvenir de Jon,restitue l'image multiple d'un homme imprévisible et imprévoyant, "pas mal éparpillé dans la vie" et maladivement sensible - insupportable. Amalgame de textes de provenances diverses, le livre reste pensé en diptyque, dont la deuxième partie, "Le livre des morts" est une manière de rituel d'accompagnement vers l'autre rive, vers un ciel étoilé..."espace idéal où sont projetées nos plus belles ombres".

"J'ai passé le plus clair de ma vie à ne pas connaître les gens. Ne pas connaître mon père, mon frère, mon autre frère, ma soeur."


De ce déficit, Eleni Sikelianos ne tire aucun pathos, aucun lyrisme, préférant le désordre intime, jamais impudique, des quelques traces des moments passés avec son père.  Montage de lettres, d'extraits de conversations, de récits de rêves, jusqu'à son ébauche de scénario pour un film sans images, ou, absolument désarmants, quelques poèmes déjà publiés. Sans omettre la nécrologie en l'honneur de Jon, homme fragmenté s'il en fut.

... çà et là des clichés en noir et blanc,  tous extraits d'albums personnels... Un instantané de Jon, un chat dans les bras -"il est plein de douceur"- en miroir avec une photographie de sa fille aînée, Eleni, tenant une chèvre; un autre en jeune père voyou, affalé sur le capot d'une voiture défoncée, au fond d'un jardin, dans une posture qui justifierait à elle seule les pages 78-79 intitulées "Les fois où j'ai voulu foutre un coup de pied au cul à mon père"...

Sex & drugs & rock n' roll, sans glamour obscène: un homme talentueux qui calcine son existence, entre défonces répétées,  petits boulots, extravagances ( pêle-mêle son goût pour les armes à feu et les coatimundi!). Jon et son frère auraient été pressentis pour interpréter la musique d'Easy Rider... Cela ne s'est pas fait.
A la place (?), ce livre, publié en 2004 chez City Lights, San Francisco...



Pour répéter/ une question sans réponse/
tenter de répondre/
à la question:/ Pourquoi ferais-je un film sur Jon?

Parce que certains êtres/disparaîtront/ et
alors que restera-t-il/
d'eux?/ (pause)/ Non./Parce que/
je l'aime/ (Jon.)/



" Devant moi se tient un garçon de seize ans. Il vient juste de visiter le musée du Louvre pour la première fois de sa vie , et il a un petit morceau de toile dans sa poche- un petit poil noir du pinceau du Douanier Rousseau, avec la fine pellicule de peinture noire dessus, qu'il a prélevé sur un tableau qu'il a adoré, ne pouvant s'imaginer vivre sans. Le garçon garde ce minuscule morceau pendant des années et des années dans sa poche, le tripotant jusqu'à ce qu'il n'en reste qu'une pincée de sable.

 Devant moi se tient mon père, redevenu lui-même, il a une vingtaine d'années, il est assis dans une vieille Chevrolet, et on sent sous sa peau une belle énergie qui ne connaît pas de limite. Il descend du véhicule, large d'épaules, imposant ( beaucoup plus grand qu'il ne l'était dans la vie), fort comme tout. Il s'est accidentellement cogné la tête contre la portière et c'est ce qui va le faire basculer dans la maladie et la stupeur- et alors je comprends qu'il va mourir.

 Certains jours ça me perturbe- certains jours ça  dérange chaque cellule de mon corps- que mon père soit mort loin de chez lui, maigre, toussant, dans des fringues sales, dans un motel bas de gamme, dans un triste état, un verre de jus d'orange devenu un luxe insoutenable.

 Dans la conception qu'a Dante du monde, nous ne voyons qu'un éclat de nous-mêmes ici sur Terre; le reste est spectral ou céleste, et nous hante. A moins que nous ne soyons des fantômes ici sur terre, des ombres de nos vrais moi."

Eleni Sikelianos, Le livre de Jon, traduction de Claro, mai 2012, Actes Sud.

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