"Je suis retournée m'asseoir dans mon fauteuil. J'ai regardé l'arbre. Il y avait de petits paquets, accrochés à toutes les branches, dans des papiers d'or et d'argent. je crois qu'il y avait aussi des ampoules, des boules lumineuses, enfin tout, absolument tout, jusqu'à une immense étoile d'argent plantée au sommet. J'ai regardé l'arbre longtemps. J'ai essayé d'imaginer une soirée, avec des gens autour de moi, beaucoup de gens qui rient, qui parlent, qui sont heureux. Mais à quoi bon? Jamais cela n'arrivera, je le sais au plus profond de moi. Jamais je ne ferai partie de quoi que ce soit. Jamais je n'appartiendrai à quoi que ce soit, où que ce soit, je le sais, et toute ma vie se passera ainsi, à essayer d'appartenir, à essayer en vain. Il y a toujours quelque chose qui tourne mal. Je suis une étrangère. Je le serai toute ma vie. Ça m'est un peu égal, au fond. Peut-être même est-ce ma faute? Je ne parviens pas à aller au delà, à réfléchir au delà, pour y arriver. Et de toute façon, me disais-je, ce sont des gens que je n'aime pas. Des gens capables de haïr - et j'ignore la haine- et ce qu'ils aiment, je ne l'aime pas. Je le refuse. Je refuse leurs boules lumineuses, leurs petits paquets dans des papiers d'or et d'argent, leur étoile. Même leur étoile, plantée au sommet, je la refuse. Je ne sais pas ce que je veux. Et si je le savais, je serais incapable de le dire, car je ne parle pas leur langage, et jamais je ne le parlerai.
(...)
A partir de là c'est le blanc total. Je me souviens seulement de m'être retrouvée dans ma chambre. L'arbre avait disparu. Sur la table, à sa place, il y avait une bouteille de gin intacte. Ai-je déposé l'arbre à l'hôpital? Ai-je demandé au chauffeur de taxi s'il avait des enfants? Lui ai-je donné l'arbre pour ses enfants? Lui ai-je demandé de trouver un endroit ouvert ce jour-là où je puisse acheter du gin? Cette bouteille était-elle là, dans mon placard, depuis longtemps? Cette dernière hypothèse est peu vraisemblable, car je n'aime pas le gin. Quoi qu'il en soit, il y a cette bouteille, je suis assise, et je la regarde. Je me dis: je vais attendre que le propriétaire s'en aille. Les locataires du premier étage sont partis de bonne heure. Bientôt la maison sera vide. La rue aussi. Assise dans mon fauteuil, je fume cigarette sur cigarette. Sans hâte. J'ai mon temps, tout mon temps. Car je sais enfin ce que je veux. Je veux le néant."
Jean Rhys, Souriez, s'il vous plaît, autobiographie inachevée, Denoël, 1980.
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