Tout commence par une photographie, trop connue, trop reproduite, de quatre garçons jeunes, décontractés, "cools", devenus les emblèmes d'une génération en noir et blanc... Hors champ, d'autres jeunes gens, mais surtout les "minor characters" de cette légendaire aventure, quelques jeunes femmes courageuses, en rupture avec leur héritage familial, social, culturel tout autant que ces hommes auxquels elles allaient consacrer temps, énergie, attention- pour leur perte parfois.
(Il y a quelques jours, un tour dans une grande librairie parisienne: tables croulant sous les écrits de Kerouac; aucune réédition disponible des deux livres dont je parle ici...)
Là où Carolyn Cassady, dans un fort beau texte, faisait part de son immense masochisme, de sa détresse, à la mesure de la passion qui l'avait portée vers Neal Cassady ainsi que de la manière dont elle s'était accommodée, au fil des années, de la répétition des trahisons, des repentirs, des mensonges.... Là où elle reconstruisait par l'écriture une vie dont elle aurait pu être désespérée si l'on considère le prix payé pour ses moments d'exaltation et d'ivresse, là n'est pas la démarche ni le propos de Joyce Johnson, qui a su rompre avec cette logique de l'attente, languide et passive, qui séduisait tant - et irritait tout autant- les deux comparses que furent Neal Cassady et Jack Kerouac.
A la lire on mesure notre méconnaissance de ce pan de la Beat Generation dont les seuls membres actifs littérairement reconnus ont été des hommes, choyés et soutenus par leurs compagnes, leurs petites amies... Génération battue de l'après guerre, celle des hipsters, de la contre culture; génération "béatifique" si l'on en croit Kerouac, avide d'enchantements artificiels et érotiques, de dérèglements linguistiques et sensuels, sexuels, à la recherche "des filles, des visions, tout; quelque part sur le chemin".
"Nous n'avions pas prévu d'être des rebelles autonomes; nous n'envisagions pas la solitude. Dès que nous avions trouvé notre homologue masculin, nous avions une foi trop aveugle pour remettre en question les rapports traditionnels entre les sexes. (...) des femmes de transition, (...) qui entamaient le long travail, toujours inachevé, de transformation des rapports avec les hommes."
Adolescente de treize ans et demi, Joyce Glassman vit, dans la 116ème rue à NY, à deux pas de Joan Vollmer Burroughs, de Jack Kerouac et d'Allen Ginsberg, sous la cloche de verre de l'amour maternel ( "Elle désire seulement me protéger de tout") qui, comme pour d'autres à la même époque, ressemble fort à une "cloche de détresse". Tenue à l'écart de ses émotions, de ses désirs, elle s'y cogne de plus belle, devenant une spécialiste de la dissimulation et de "l'invisibilité, solution bancale au conflit intérieur/ extérieur", devinant un ailleurs à portée de main (Ce sera Whashingon Square et pas vraiment la version Henry James!).
"Tout cela semblait promettre une chose à laquelle je n'avais jamais goûté au cours de mon enfance- et pour moi cette chose se nommait la Vie Réelle. Ce n'était pas la vie que menaient mes parents, mais une existence dramatique, imprévisible et peut-être dangereuse. Par conséquent réelle, infiniment plus désirable."
Rigueur familiale, déchirements, dont les traces seront profondes:
"J'ai le sentiment de tout manquer (...) A six heures un quart, je me prépare à partir pour affronter une semaine aussi lugubre que al précédente. Au fil des secondes et des minutes, une angoisse mêlée d'un désir décuplé me submerge et me plonge dans un étrange état. Je ressens la même chose, les années suivantes, chaque fois que je dois me séparer de l'homme que j'aime. Je n'appréhende pas tant de le quitter que la dissolution imminente de mon identité."
Quelques années plus tard, à Barnard College, Joyce fait la rencontre "d'une fille que mon instinct me dit immédiatement d'éviter." Elise Cowen,éternelle amoureuse sans retour, consumée de passion pour Allen Ginsberg. Un soir de février 62, après les thérapies, les internements, les errances, au terme d'une tragique partition, elle se défenestre. Elle a vingt-sept ans. Quelques poèmes, sauvés par un ami -alors que sa famille a brûlé ses journaux, ses lettres- ,bouleversants, ont subsisté, frêle témoignage d'un échec, d'une éclipse prématurée. De son côté, des années plus tard, Ginsberg écrivit avec Lucien Carr un texte "hommage" à celle qu'il surnomme d'ailleurs "Ellipse", sans qu'il soit possible de discerner lequel des deux s'exprime...
Tout au long de son aventure amoureuse avec Jack Kerouac, Joyce Johnson, qui tente de devenir écrivain, éprouve l'insécurité, l'abandon et le mensonge - toutes attitudes ou pratiques en vigueur chez les écrivains beat. Son indépendance, elle la paie de sa pauvreté, de sa rupture avec sa famille, de l'opprobre sociale, professionnelle...Pas grave, Joyce construit à tâtons sa route vers un devenir incertain, vers l'écriture, l'émancipation, si timide soit-elle.
Sur cette trajectoire, la plupart des personnages féminins se noient longtemps dans une indétermination incommode. Les poètes beat semblent à rebours du jaillissement à l'oeuvre dans leur écriture: archaïques. Excès sensuels, langagiers vont de pair avec le refus de réviser les codes, et s'ils érigent des piédestals à la gloire de la Femme Chtonienne ou à celle de figures sororales, ils ne conservent, pour certains d'entre eux de sentiments passionnés et définitifs qu'avec... leur mère, Mémère pour Kerouac; Naomie la folle, pour Ginsberg.
Les femmes de la constellation Beat, elles, apprennent, souvent dans la douleur, à se défaire de leurs attentes concernant un idéal masculin traditionnel: "Je trouvais malgré tout déconcertant d'être laissée aussi libre. Les hommes étaient censés demander, prendre, ne jamais vous laisser en paix. Je désirais être désirée." Plus loin Joyce Johnson évoque " cette distance déconcertante, à la fois paternelle et insécurisante" maintenue par Kerouac dont l'autoportrait déguisé dans Les Souterrains est rien moins que troublant:" un homme qui manque de confiance en soi, en même temps un égocentrique..."
Partager, être en concurrence, toujours sur le fil- pas vraiment idéal pour gagner en assurance et se constituer soi-même comme sujet créateur...
Heureusement l'amitié, la profonde compréhension et la générosité de quelques unes de ces femmes artistes passera les épreuves du temps... Deux beaux portraits, rapides, rendent hommage à deux de ces femmes d'exception, Hettie Jones, pourfendeuse des préjugés raciaux, mariée au poète noir Leroy Jones; Mary Frank,épouse du photographe, sans endroit à elle pour mener à bien son travail de sculptrice, toujours distraite "de son désir, aussi fort que chez un homme, de devenir une artiste" par les amis de passage, les repas à préparer, les enfants- lignes poignantes lorsqu'on sait ce qu'il advint d'eux.
Sur cette trajectoire, la plupart des personnages féminins se noient longtemps dans une indétermination incommode. Les poètes beat semblent à rebours du jaillissement à l'oeuvre dans leur écriture: archaïques. Excès sensuels, langagiers vont de pair avec le refus de réviser les codes, et s'ils érigent des piédestals à la gloire de la Femme Chtonienne ou à celle de figures sororales, ils ne conservent, pour certains d'entre eux de sentiments passionnés et définitifs qu'avec... leur mère, Mémère pour Kerouac; Naomie la folle, pour Ginsberg.
Les femmes de la constellation Beat, elles, apprennent, souvent dans la douleur, à se défaire de leurs attentes concernant un idéal masculin traditionnel: "Je trouvais malgré tout déconcertant d'être laissée aussi libre. Les hommes étaient censés demander, prendre, ne jamais vous laisser en paix. Je désirais être désirée." Plus loin Joyce Johnson évoque " cette distance déconcertante, à la fois paternelle et insécurisante" maintenue par Kerouac dont l'autoportrait déguisé dans Les Souterrains est rien moins que troublant:" un homme qui manque de confiance en soi, en même temps un égocentrique..."
Partager, être en concurrence, toujours sur le fil- pas vraiment idéal pour gagner en assurance et se constituer soi-même comme sujet créateur...
Heureusement l'amitié, la profonde compréhension et la générosité de quelques unes de ces femmes artistes passera les épreuves du temps... Deux beaux portraits, rapides, rendent hommage à deux de ces femmes d'exception, Hettie Jones, pourfendeuse des préjugés raciaux, mariée au poète noir Leroy Jones; Mary Frank,épouse du photographe, sans endroit à elle pour mener à bien son travail de sculptrice, toujours distraite "de son désir, aussi fort que chez un homme, de devenir une artiste" par les amis de passage, les repas à préparer, les enfants- lignes poignantes lorsqu'on sait ce qu'il advint d'eux.
"...Devais-je à ma propre folie d'être restée fidèle à ces années où la porte s'ouvrit pour la première fois sur un monde que je ne réussis jamais à explorer aussi à fond que je le souhaitais?
Je revois Joyce Glassman, jeune fille de vingt-deux ans, ses cheveux tombant sur les épaules, tout de noir vêtue, comme Macha dans la Mouette - bas noirs, jupe noire, pull-over noir- mais, contrairement à Macha, elle n'est pas en deuil de sa vie. Comment aurait-elle pu l'être, assise au centre exact de l'univers, en ce lieu nocturne où tout converge, seul endroit vivant d'Amérique? Son sexe lui interdit de s'impliquer totalement dans le mouvement, mais ele ne le sait pas, tant est grande son excitation quand les voix masculines, toujours masculines, s'élèvent passionément, que les verres de bière s'entrechoquent, que la fumée des cigarettes monte vers le plafond, et que la culture morte se réveille brusquement. Le simple fait d'être en vie lui suffit.
Je refuse de renier ses espérances.
Il n'y a que son silence que je veuille quitter-et le silence d'Elise,
Sous le triste oignon
Rêves aveugles dans une chambre verte
attestant post mortem les leçons de Pound apprises dans des livres volés, et les poèmes auxquels Hettie imposa le silence de ses coffrets pendant trop d'années...
Je suis une femme de quarante-sept ans hantée en permanence par un sentiment d'impermanence. Si le temps ressemblait à un morceau de musique, on pourrait le rejouer jusqu'à en saisir la moindre nuance."
Joyce Johnson, Personnages secondaires, 10/18, 1994, Paris.
Je revois Joyce Glassman, jeune fille de vingt-deux ans, ses cheveux tombant sur les épaules, tout de noir vêtue, comme Macha dans la Mouette - bas noirs, jupe noire, pull-over noir- mais, contrairement à Macha, elle n'est pas en deuil de sa vie. Comment aurait-elle pu l'être, assise au centre exact de l'univers, en ce lieu nocturne où tout converge, seul endroit vivant d'Amérique? Son sexe lui interdit de s'impliquer totalement dans le mouvement, mais ele ne le sait pas, tant est grande son excitation quand les voix masculines, toujours masculines, s'élèvent passionément, que les verres de bière s'entrechoquent, que la fumée des cigarettes monte vers le plafond, et que la culture morte se réveille brusquement. Le simple fait d'être en vie lui suffit.
Je refuse de renier ses espérances.
Il n'y a que son silence que je veuille quitter-et le silence d'Elise,
Sous le triste oignon
Rêves aveugles dans une chambre verte
attestant post mortem les leçons de Pound apprises dans des livres volés, et les poèmes auxquels Hettie imposa le silence de ses coffrets pendant trop d'années...
Je suis une femme de quarante-sept ans hantée en permanence par un sentiment d'impermanence. Si le temps ressemblait à un morceau de musique, on pourrait le rejouer jusqu'à en saisir la moindre nuance."
Joyce Johnson, Personnages secondaires, 10/18, 1994, Paris.