dimanche 31 août 2014

ZELDA FITZGERALD / Accordez-moi cette valse


 Comment éviter d'évoquer la biographie de Zelda? Elle enserre son travail au risque de l'étouffer. Pourquoi ne pas lire "Accordez-moi cette valse" comme une fiction "neuve", que n'altérerait pas les scories de l'histoire personnelle? Impossible ici plus qu'ailleurs: la littérature n'est pas un objet pur, désincarné, cernable. Des énergies issues d'une résistance à des désordres et de tensions éprouvées dans une vie de femme - bref, une expérience- forment la matrice, le substrat de ce conte à l'envers. Ne pas prendre cela en considération paraît par conséquent une posture intenable, so...


Le seul roman de Zelda Fitzgerald tient dans les quelques mots qui constituent l'ouverture de The Crack-up, nouvelle culte de son célébrissime mari: "Toute vie est un lent processus de décomposition". Sous des airs de bluette en forme d'invitation à la danse de salon, Save me the waltz embrasse avec force la question de la dégradation, topos incontournable au regard de la psyché troublée, fragile et narcissique qui fut celle de Zelda, aux "qualités ondoyantes d'improvisation", hantée par la crainte de la désintégration au point de rechercher "le contrôle absolu de son corps". Anorexie, éreintement de la danse, après une forme déprimée de renoncement.

"On prenait ce qu'on voulait de la vie, si on pouvait l'avoir, et puis le reste, on s'en passait."

La jeune femme désabusée qui fait ainsi parler son héroïne a elle-même poussé en fleur du Sud, entourée de mille égards par une famille aimante, dominée par une figure paternelle autoritaire, que l'on retrouve dans son texte sous les traits du juge Beggs. En Alabama on ne plaisante pas avec la hiérarchie sociale, les bonnes manières et l'intégrité des jeunes filles par ailleurs élevées, à l'heure où la première guerre mondiale recourt aux forces vives de la jeunesse américaine, avec une forme innocente de libéralité. 

Bref, Zelda est la belle, sauvage et (très peu) languissante que le non moins jeune et beau - et désargenté- Scott va arracher à son Sud natal. La suite? Dolce Vita, enfant, dépendance à l'alcool, troubles psychiatriques et internement, solitude et mort tragique. Le couple se déchirant littéralement autour de la propriété intellectuelle de certains textes ( Combien de nouvelles co-écrites et non signées par Zelda? Combien de lignes de son journal, de ses lettres absorbées dans l'oeuvre imprimée et publique du prolifique Scott?...) Sur les derniers méandres empruntés par le duo il n'est que de lire le roman de Budd Schulberg, Le désenchanté... Entre autres.

Hormis ces entrées biographiques inévitables, Save me the waltz m'est toujours apparu comme une pierre brute. Alors que sa charge de violence a été étrécie (rappelons que Scott, paniqué par la teneur du texte est intervenu dans la réécriture du manuscrit envoyé à leur éditeur...) il foisonne de métaphores, de descriptions, d'angles de prises de vue peu communes, irriguées par une perception des situations extrêmement sensible et personnelle. De multiples points de rapprochement ou encore des comparaisons insolites versent dans un appel à la synesthésie, à l'instar d'un Nerval ou d'un Baudelaire tandis que la voix qui tente de s'affermir se révèle bouleversante et tendue à l'extrême -celui de la déraison- vers la nécessité de se dire. Perdue dans Naples, "... la voix de la ville est douce comme celle de la solitude..." Alabama accueille sa solitude et en tire la leçon, ce n'est pas celle qu'on lui aurait souhaité - et alors?

Que dire de plus du désordre intime de son auteur, clivée entre amour et affirmation douloureuse de soi, portée par le  désir délirant et dévastateur d'un corps dompté? A l'instar de son héroïne Alabama, Zelda s'est épuisée dans des efforts obsessionnels pour devenir danseuse classique et cette ultime et déchirante tentative d'exister ailleurs que sur le terrain des mots, jalousement gardé par Scott, occupe la moitié du roman, avant qu'il ne s'achève sur la conscience de son échec et une remise au pas douteuse. 

Plus tôt, Alabama Knight, David et leur fille Bonnie semblent fendre la vie sans vraiment se défaire des oripeaux ironiques de la génération des flappers, qui mettait un point d'honneur à vivre sur la crête... Certes, contrairement aux fictions de Scott, les partys de Madame se déroulent sur une côte d'Azur peu flamboyante, douteuse; New-York est un antre épuisant forçant à un repli bien conformiste dans une banlieue bon ton du Connecticut; les croisières semblent pouvoir mal finir - avis de tempête, avant de se retrouver " seule avec son corps dans ces régions impersonnelles, seule avec elle-même et ses pensées tragiques".

Les Grecs ont raconté que la tragédie tient pour une part dans la quête de ce qui doit rester invisible, caché... ou dans l'ignorance superbe de ce qui est de l'ordre de l'évidence.  Peut-être Zelda Fitzgerald a-t-elle su voir derrière le brillant de leur vie quel prix elle devrait en payer. Peut-être son talent s'est-il épuisé d'avoir défié l'ordre auquel elle se heurtait sans cesse ( mari, médecins, éditeur) pour écrire ces pages, qui, seules, lui ont évité de se dissoudre tel un personnage de la fiction fitzgeraldienne.

 "...je crois que je pourrais être un monde entier à moi toute seule..."


 
Zelda Fitzgerald, Accordez-moi cette valse, Robert Laffont, Pavillons poche, Paris, 2008.

dimanche 17 août 2014

ALAIN CORBIN / Le ciel et la mer

Celui que l'on désigne désormais comme l'historien du sensible, Alain Corbin,  creuse de livre en livre les sillons d'une mémoire des formes qui nous environnent, des traces qu'ont si peu laissé les anonymes ordinaires de l'histoire quotidienne, des friches abandonnées par l'écriture historiographique en des temps anciens ( ou qui nous apparaissent tels, grâce à lui et à quelques autres, de G. Didi-Hubermann à Arlette Farge, pour aller très vite)"Champs Histoire" édite pour six euros (!) trois conférences prononcées à la BNF  en novembre 2004. Il y est question d'eau, douce et salée, d'horizon et des rivages auxquels l'auteur a consacré l'un de ses plus beaux livres, "Le territoire du vide", de variations climatiques et chromatiques, d'"humeurs".... Bref,  de la manière dont, à travers l'histoire de notre attention aux phénomènes météorologiques et au paysage aquatique  nous pourrions élaborer les contours d'une histoire de notre rapport au corps,  au voyage et à l'ailleurs, au temps aussi - libéré du travail, dérobé aux exigences sociales avant que l'ère des loisirs  ne transforme en passage obligé les lieux de la baignade. L'eau douce, plus discrètement goûtée,  tient sa place dans ces déambulations à travers les processus, les oeuvres (Michelet, Zola, Jules Verne, Bachelard, Bernardin de Saint-Pierre) qui ont construit une identité, une modernité qui sont encore les nôtres.  

Encore un livre qui en contient d'autres et a l'air de les offrir à bout de pages pour une invitation au voyage et à la rêverie, pour un retour stimulant sur des territoires familiers, dont la puissance symbolique et sensible, pour n'être pas souvent formulée en termes rationnels, n'est pas moins fortement présente.

Alain Corbin, Le ciel et la mer, Flammarion, Paris, Avril 2014.

Photographie: Bernard Plossu

vendredi 8 août 2014

ANNE WALDMANN / Surf a tide of weirdness - Surf sur une marée d'étrangeté


Extrait/ 

"J'ai entendu j'entends encore parler d'elle par telle ou telle personne que j'aime ou quelque amant comme quelqu'un à qui je ressemblerais et j'ai pris ça en compte dans ma technologie d'inscription, et comme j'avais des questions, beaucoup de questions, questions sur sa vie, sa vie de l'esprit et sa vie d'avoir joué tant de rôles, comme si dans l'entropie d'une pulsion de mort on eût dit qu'elle collectionnait les rôles, tellement de rôles à tenir, tant d'autres visages de moi, puisque je lui ressemblais. Tant de doubles troubles."Je" comme fantôme ou "fonction", Je comme "factotum" ou Je comme poète dans mon activité subversive antérieure structurée par l'être-poète, et nombre de rôles postérieurs inspirés par les siens. Y penser. Les compter, en garder une trace: ils sont nombreux. Conglomérats de tendances séductrices, tendances dangereuses, papier, carton et ruban pas ton truc. Rage. Coeur brisé. A bout de nerfs. Pleurnicharde pas ton truc. Bourreau des coeurs peut-être. Un fusil, une dague, 3 volcans furieux dedans. Un Nazi paumé dedans. De moi émane un spectre qui remplit son jeu, remplit son écran, enfile sa chaussure dont je me demande quelle taille elle fait. C'était ma première question. Trente-neuf, quarante, étroit je dirais. Ils semblent (ces corps, ces morceaux de corps sur lesquels nous projetons si fort) plus grands à l'écran qu'ils ne le sont dans la vraie vie. Et c'est intéressant de deviner quand on voit un corps dans l'embrasure d'une porte, quand on voit un corps dans la rue, quand on voit un corps traverser une pièce et s'asseoir ou ouvrir une porte, main sur le cuivre de la poignée de porte, quelle est la mesure du reste de l'architecture par rapport à cette main par rapport à ce corps à ce visage (...). Angles de conflits relationnels.(...) Simulacres."

Anne Waldman, Surf a tide of weirdness, maelström Compact #8, Bruxelles, 2010.