lundi 18 mars 2013

LYGIA CLARK / Camisole de force

"Le 13 janvier 1969

  J'ai vu hier un film de cinéma-vérité sur des enfants fous. Cela a été une expérience très traumatisante et lorsque meurt une employée de la clinique qui était vécue comme une mère par les enfants, je n'ai pas réussi à supporter les scènes de folie totale qui s'en sont suivies...mais j'ai supporté les scènes d'angoisse, de peur de la peur, comme j'ai toujours appelé l'angoisse.

  Aujourd'hui, je me suis sentie bien plus équilibrée qu'avant car depuis ma maladie, j'avais très peur de rester seule dans cet atelier. Je vais recommencer à sortir seule le soir pour aller prendre un café, car cette impossibilité de sortir le soir m'enlève tout l'intérêt de ma solitude, qui était extraordinaire et qui devient lourde. Cela ne m'arrive que le soir.

 Cette nuit j'ai rêvé que j'étais très maquillée et que j'avais mis trop de poudre. J'avais conscience, dans le rêve, que je me trouvais masquée.

 Je ne me rappelle plus rien."

Lygia Clark, RMN, co-édition,1998.


Images: camisole-de-force ( camisa-de-força), 1969.

mardi 12 mars 2013

HILDA DOOLITTLE / Pour l'amour de Freud

"Il y a une ligne clairement dessinée, mais avant que je me sois réellement remise, ou que j'aie eu le temps de reprendre mon souffle, je vois surgir deux autres points et je sais qu'une autre ligne va se former  de la même manière. C'est ce qui se produit, chaque ligne est un peu plus courte que la précédente, si bien qu'à la fin voici qu'une série de lignes raccourcies forme une échelle ou donne l'impression d'en être une, appuyée sur le mur au dessus du lavabo. C'est une échelle de lumière, mais même maintenant je ne peux pas prendre le temps, comme je l'ai dit, de respirer. Je peux respirer naturellement, mais j'ai le sentiment de retenir mon souffle sous l'eau. Comme si je cherchais sous l'eau quelque trésor sans prix. Si je revenais à la surface, tout indice permettant d'arriver à lui serait à jamais perdu. Ainsi, bien qu'assise toute droite, je plonge en un certain sens tête en bas sous l'eau-dans un autre élément, et comme je semble maintenant si près d'obtenir la réponse ou de trouver le trésor, je sens que ma vie tout entière, mon être tout entier, seront détruits pour toujours si je manque cette chance. Je ne dois pas lâcher prise, je ne dois pas perdre la fin de l'image et perdre ainsi la signification du tout, si douloureusement perçu. je dois tenir bon, ou les images se brouilleront et leur enchaînement sera perdu. On dirait que je me noie; déjà à demi noyée par rapport aux dimensions habituelles de l'espace et du temps, je sais que je dois me noyer complètement, en quelque sorte, pour ressortir de l'autre côté des choses (comme Alice avec son miroir ou Persée avec son bouclier réflecteur). Je dois me noyer complètement et ressortir de l'autre côté, ou émerger à la surface après avoir plongé pour la troisième fois, non pas morte à cette vie mais avec un nouvel ensemble de valeurs, mon trésor dragué dans les profondeurs. Je dois renaître ou me briser absolument."

Hilda Doolitle, Pour l'amour de Freud,traduit par N. Casanova, Editions des femmes, Paris, 2010.

lundi 11 mars 2013

MARINA TSVETAEVA / Le conte de ma mère


"Je suis la fille aînée de ma mère, mais la préférée ce n'est pas moi. Elle est fière de moi, mais c'est l'autre qu'elle aime. Précoce douleur pour le manque d'amour."

Une information  qui vaut pour avertissement à l'orée de ce texte de quelques pages, heurtées, vivaces - tout Marina Tsvetaeva-  et publié en supplément à la revue Le Nouveau Commerce, à laquelle on doit aussi, entre autres raretés, le Jane B. évoqué ici.

Ecrit et publié d'abord à Paris en 1934, lors de l'exil triste, misérable  de la poétesse russe, "Le conte de ma mère" fonctionne comme un texte exorcisme. Le rappel sonore, éclatant, d'un épisode vécu ou fantasmé du mésamour maternel doit tenir à distance une possible répétition dans la relation tourmentée, angoissée, de Marina avec sa propre fille aînée Ariadna.

Récit en apparence naïf d'une banale situation de rivalité autour de la figure puissante et adulée de la mère... entre babillage étourdissant et énervé de fillettes et scénette théâtrale, le récit s'aiguise sur des détails férocement romanesques de brigands, de soeurs de lait, de mutilation, tandis que les enfants Marina et Assia dévident les bobines de leur imagination au service du désir de meurtre... Tuer l'autre et rester seule à seule avec maman...
En guise d'obstacle: rien. Ou plutôt: pire que rien. Une perplexité, une absence de clarification qui équivalent à un aveu. La petite aurait raison.

Il ne reste à Marina qu'à s'emparer du langage et devenir à son tour "poyétesse". Et de tisser, tresser avec sa mère la suite du conte pour triompher de sa cadette et devenir "magiquement" celle qui aura le dernier mot.

 Pour nous, la lecture se trouble parfois de la connaissance de la biographie de l'auteur ( Sa deuxième fille Irina est morte à trois ans de malnutrition, éloignée par Marina Tsvetaeva elle-même dans un pensionnat pendant la révolution...) qui interfère avec certaines lignes, avec certains aveux: "C'est-à-dire qu'elle avait plus pitié d'elle, ne fût-ce que parce qu'elle n'avait pas su la nourrir comme il fallait." 
C'est que le conte de ma mère n'échappe pas à la règle. Comme tous les contes, il résonne d'une sombre cruauté, et sous l'imagerie vernissée d'une chambre d'enfants au siècle dernier, résistent des ombres au charme puissant, que l'Histoire n'a pas toujours le pouvoir de tenir à distance.


Marina Tsvetaeva, Le conte de ma mère, Le nouveau commerce, supplément du numéro 70, Paris 1991.