dimanche 8 décembre 2013

ANGELA CARTER / La danse des ombres

"La cicatrice lui traversait tout le visage, et descendait, descendait, depuis le coin de l'oeil gauche, le long du nez, près de la bouche, en travers du menton avant de disparaître sous le col de son chemisier. La cicatrice était rouge et à vif, comme si à la moindre pression elle pouvait se rouvrir et saigner; et la chair portait encore la marque des points de suture qu'on y avait mis. La cicatrice avait plissé la chair tout autour d'elle, comme si une couturière amateur et maladroite avait rapetassé  grossièrement la couture et l'avait renvoyé en lui disant:" Je pense que ça ira comme ça." La cicatrice lui tirait tout le visage de côté et, même de profil, quand la chose hideuse était invisible, il apparaissait horriblement déjeté, la peau et les traits étant détachés des os.
 Un mois plus tôt, c'était une belle fille, une jeune fille blanche et dorée, comme de la lumière de la lune sur des marguerites. Et il regardait sa beauté détruite. Les bruits du café lui résonnaient dans la tête; son sang se mit à battre derrière ses yeux.  Les murs blancs tournèrent autour de lui et il crut qu'il allait s'évanouir. Mais il ne s'évanouit pas.
(...)
"C'est une petite très ardente, elle est chaude", avait dit Honeybuzzard, avant de lui donner un coup de couteau. Tous les clichés lui allaient comme un gant; une flamme de bougie pour des papillons de nuit, un feu qui dévorait ceux qui l'entouraient mais qui ne se consumait jamais. Et maintenant, son visage était tout de travers et pouvait tout d'un coup - si elle prenait une trop grande gorgée de bière, si elle faisait imprudemment un sourire trop large, ou si elle ouvrait trop la bouche pour demander "du pain et du froma-a-a-age"- laisser couler des litres de sang et les noyer tous, et elle avec."

Angela Carter, La danse des ombres, Christian Bourgois, Paris, 1998.

VIRGINIA WOOLF / Lettre à un jeune poète

Paradoxe qu'une lettre de conseils, de partage, de la part d'un auteur qui se défend plus que tout autre de donner des leçons...
Même si ce texte louche par son titre du côté de Rilke, Virginia Woolf est bien loin de proposer une quelconque masterclass. Mieux elle commence par rappeler son statut de "maître ignorant":
"Je déborde d'idées inabouties, peu présentables, échevelées et embarrassantes, à propos de la prose et de la poésie."
Virginia Woolf, c'est un fait attesté par sa correspondance et des passages poignants de son journal ( huit volumes chez Stock!) n'a cessé de douter en profondeur de sa capacité à rendre visible, audible, intelligible, une parcelle de la richesse du monde. Aucun snobisme dans ce qui se donne ainsi comme une anti-leçon, semblable à la plupart de ses essais, habités par une musique - la fluidité d'une pensée mouvante- sensible et séduisante. Aucune posture facile de supériorité intellectuelle non plus, face à un jeune aspirant à la littérature- ne jamais oublier ce qu'il y a d'aristocrate en V.W., qui malgré tout a conscience d'être une voix et une figure du monde des lettres. Ses piques contre des pairs, pour mordantes qu'elle soient, jaillissent plutôt d'inquiétudes viscérales que ravivent des personae perçues comme rivales, Katherine Mansfield, par exemple,  dont elle avait deviné la dimension gemellaire, et qui la jetait dans un trouble irraisonné.
John Lehman, l'interlocuteur avoué auquel Virginia accorde la faveur de quelques réflexions sur le métier de poète, est un jeune collaborateur du couple Woolf, à la Hogarth Press, éditions indépendantes qu'ils ont co-fondée et qu'ils co-dirigent. Entre Lehmann et Leonard, ce n'est pas un secret, le courant passe mal. Quant à Virginia, elle se tient sur les franges de cette relation ambigüe, et entretient par la réserve un statut iconique.
Quand elle répond à ce jeune poète, c'est depuis le lieu duel à partir duquel elle a au fil du temps auto-engendré sa légitimité intellectuelle; le lieu à partir duquel elle s'est extirpé de cette   jeunesse fragilisée par la claustration imposée par son père (l'imposant et victorien Sir Leslie Stephens) qui l'a tenue éloignée de l'université, d'une confrontation au savoir et aux autres producteurs - de discours, de théories et de règles. Confrontation cruciale pour l'élaboration de son propre faisceau de représentations. Et que dire de la fragilité dans laquelle la maintient son mariage avec Leonard Woolf qui s'institue, avec une forme incontestable d'autorité, comme le garant de sa santé mentale... Or cette histoire personnelle de Virginia Stephen, toute marquée par les deuils successifs, précoces, et l'instabilité psychique, le fut tout autant par  la rébellion, depuis l'emménagement des deux soeurs à Bloomsbury jusqu'à son mariage avec Leonard Woolf, intellectuel juif et pauvre. Le courage de Virginia Woolf est l'autre versant de ce lieu d'où elle parle, le courage de ne pas se détourner de ses voix terrifiantes, échos de tourments, traces de délires, et de les accueillir au sein de son écriture jaillissante. 


Dans les propositions de réflexion qu'elle soumet à son interlocuteur, deux questions surgissent, pâles mirages: "mais au fait qu'entend-on par soi-même?"; " comment en sortir? Comment pénétrer dans le monde des autres?"

Ne serait-il pas alors que cette parole bouleversante, une de celles qui peuvent peser de tout leur poids symbolique sur une vie de lecteur, s'irrigue encore et toujours dans la liberté immense de Virginia Woolf, tenue absente du cadre corseté de la parole dominante? Cette  voix audacieuse, tendre et affutée, s'imposant comme celle d'une ensorceleuse...

"Dirigez-vous maintenant vers la fenêtre et respirez devant en laissant simplement votre sens rythmique s'ouvrir et se fermer, s'ouvrir, se fermer, librement et sans crainte: toutes les choses vont se fondre l'une dans l'autre, les taxis vont se mettre à danser avec les jonquilles, et les fragments épars se réuniront pour former un ensemble."



Virginia Woolf, Lettre à un jeune poète, Arléa, collection L'étrangère, Paris, 1996.