mercredi 30 novembre 2011

Mireille Havet, La Presqu'île (1916).



"C'est ce désir du monde
 qui m'hallucine!"

Mireille Havet, début du poème publié en 1916 dans la revue "La Presqu'île", Paris.

jeudi 24 novembre 2011

L'hiver approche...

  "C'est chose impressionnante, quand on y songe, que chaque être humain constitue pour tous les autres un secret, un mystère insondable. C'est chose impressionnante, quand on entre dans une grande cité, le soir, de se dire que chacune de ces maisons groupées dans l'ombre,  chacune des pièces qui la composent, renferme son propre secret, que chacun des coeurs qui battent dans ces cent mille poitrines est, par certaines de ses spéculations, un secret même pour le coeur qui en est le plus proche. 

  Il y a là un mystère redoutable qui participe de la mort même."

Charles Dickens, Un conte de deux villes, Paris, Gallimard, "Bibliothèque de la Pléïade", 1970, pages 983-984.

  Je ne sais pas vraiment pourquoi j'ai acheté et lu la biographie de Dickens par J.P.Ohl ( Folio): elle reste très factuelle et assez répétitive; j'y ai pourtant glané ces paroles, quelques infos, et à tout prendre, l'envie de relire Dickens. A une période de l'année où la misère reconquiert une visibilité qu'on croyait d'un autre temps, ça ne peut pas faire de mal.... 
A l'heure où les vitrines se parent pour le grand déballage de Noël, où la nuit se pose sur les toits de Paris et nous permet d'entrevoir, à la lueur des lampes, silhouettes, décors, dont l'intimité nous échappe...

jeudi 10 novembre 2011

Qui est Ana Mendieta?

A cette question, le court récit graphique élaboré par Christine Redfern et Caro Caron ne souhaite pas vraiment répondre... tant il est soutenu par le désir d'inclure le travail et les accidents de la vie d'Ana Mendieta dans le contexte brûlant de la production artistique féminine et féministe des années soixante-dix. Tout au plus aura-t-on un rappel de l'histoire familiale de l'artiste, contrainte par ses parents de fuir Cuba avec sa soeur pour se réfugier aux Etats-unis, de ses premiers travaux et de ses rencontres plus ou moins fructueuses avec le milieu artistique new yorkais. Au coeur du livre, la mort violente d'Ana Mendieta, défenestrée à la suite d'une dispute conjugale avec l'artiste Carl André -pour ma part, un parfait inconnu. On entre là dans le véritable propos de Redfern et Caron: rappeler avec beaucoup de vigueur et de conviction  que les violences faites aux femmes ne restent pas seulement dans le champ du symbolique et lorsqu'elles se déplacent, se cumulent avec celles qui s'exercent sur leur corps, ne sont pas seulement le fait d'individus frustes, issus des classes populaires... 
Et les auteures de dérouler en arabesques rapides les "affaires" Burroughs, Pollock et Mailer, dans un désordre qui, je dois le dire, ne m'a pas convaincue. Tous ces récits sont mis sur le même plan et comme noyés, "dé- problématisés". Ce qui est désigné - à raison- comme insupportable, via ces exemples, c'est le statut supérieur et idéalisé de l'artiste mâle blanc auquel se sont heurtées toutes celles qui ont voulu exister en tant que créatrices, porteuses en propre de discours, d'expériences -d'une voix. Or, ce statut n'a été, finalement,  que légèrement mis à mal et reste le standard dominant. Quant aux violences perpétrées sur les femmes, l'omerta persiste, sauf quand il s'agit d'une célébrité quelconque ou bien qu'un "ailleurs, autrement" peut en porter la responsabilité, dégageant la nôtre du même coup.
Mais il serait injuste de minorer le propos de ce petit livre: l'énergie dégagée par le trait,rockn'roll, et jubilatoire ( Les deux auteures font gentiment leur fête à quelques membres de l'establishment artistique), les références nombreuses à cette histoire de l'art au féminin renouent avec un activisme qui fait écho, de manière soft, aux performances de Mendieta elle-même ( nue, le corps ensanglanté, basculé sur une table) dénonçant le viol d'une étudiante de son campus ou d'autres plasticiennes du body art telle Carole Schneemann. Enfin, une mention spéciale à "Personne d'autre", la préface de Lucy R. Lippard, incontournable dès qu'on veut travailler sur les femmes et l'art au vingtième siècle, aux côtés de Griselda Pollock, Laura Cottingham ou Laura Nochlin, entre autres.

N.B. La galerie Lelong a accompagné son exposition récente d'oeuvres de Mendieta ( septembre 2011) d'une publication; hormis ce texte monographique, je ne vois rien de récent sur cette artiste en français, seul un article dans un Art Press d'il y a dix ans ( merci D. et P.E.) et je ne peux m'empêcher de signaler que le fabuleux catalogue de l'exposition marseillaise "L'art au corps" ne contient ni contribution sur Mendieta, ni aucune mention iconographique de son travail...

"Nous voulons voir Carl Andre à côté d'Ana Mendieta, Lucian Freud à côté d'Alice Neel, Mary Cassat à côté de Degas, Sonia Delaunay à côté de Robert Delaunay, et décider ensuite qui nous préférons. Nous voulons voir Suzanne Valadon à côté d'Utrillo - qu'elle a formé, bon sang! c'était son filsNous voulons avoir une vue d'ensemble avant de juger, et nous ne voulons pas les regarder en pensant "c'était la seule femme". Nous formons la moitié de la population, occupons la moitié de l'espace. Et même si nous ne produisions que des courtepointes et de la dentelle, accrochons-les au mur et décidons nous-mêmes quelle oeuvre est la plus belle."

-Judy Chicago

Qui est Ana Mendieta?, Christine Redfern et Caro Caron, éditions du remue-ménage, Québec, 2011.

jeudi 3 novembre 2011

Grisélidis Réal, Mémoires de l'inachevé.



Depuis cinq ans les éditions Verticales donnent à lire une des plus belles proses de la francophonie, l'oeuvre d'une suissesse au prénom d'ingénue de conte de fées,Grisélidis, dont les photographies laissent sourdre dans le regard, le visage, un je ne sais quoi d'ineffablement altier et rayonnant - dû à ses origines tziganes ? Grisélidis a été belle, cultivée, prostituée et elle fut l'auteur de textes à la puissance sidérante, avant de mourir lentement d'un cancer en 2005.


Deux ans déjà  que le journal tenu pendant son emprisonnement à Munich en 1963 -"Suis-je encore vivante?"- nous avait bouleversé tant il faisait écho à d'autres oeuvres qui nous ont marqué autour de la prison et des femmes (Jane E. Atwood, bien sûr). Alors même qu'elle s'inquiétait de la possibilité, un jour, d'être lue- le devenir écrivain ne tient souvent qu'à ce tremblement-là- son récit libérait une voix portée par la colère et le désir de (sur)vivre au-delà des murs, et, malgré son désespoir, déjà tendue vers les autres, ses "soeurs" de peines écrasées sous le poids de leurs déveines et trop souvent, de leur misère.

Plus tard -mais publié en premier, il inaugura la carrière littéraire de Grisélidis Réal- le récit autobiographique "Le noir est une couleur" déployait les aléas, les affres de ses  amours crues et désolées avec son amant schizophrène, Bill, puis la rencontre magnifique de Rodwell, le soldat américain dont elle célèbre la couleur. De là tout se précipite: l'Allemagne, la prostitution, la "rayonnante pauvreté" des campements gitans...

Putain enragée, putain amoureuse,fervente, putain et mère de quatre enfants qu'elle a aimés, putain et écrivaine, lectrice affamée ( Akhmatova, Puchkine, Beauvoir)... Griselidis Réal n'a eu de cesse de se jouer, par nécessité et souvent avec jubilation des représentations puritaines qui encodent et figent ce qui a été pour elle une profession dont elle a fait et revendiqué le choix.
Constamment en lutte contre les préjugés, les infections atrocement douloureuses ( plus tard ce sera le cancer, lisez "Les Sphinx"), pour obtenir la garde de ses enfants ou bien un logement, pour sa liberté propre et celle de tous ceux qui vivent à la marge (travestis, gitans...)ou en sont privés,   au bord du découragement, de l'épuisement, elle confie à l'ami cher Maurice Chappaz:" Je suis si heureuse (...) d'être faible, livrée à mes instincts que je sens puissants (.... J'aime tous les démons qui me possèdent."

Et de solliciter dès 1977 sa ré-inscription à Genève "parmi les courtisanes (...) et ceci pour toujours."

Car pour celle qui refusa la psychanalyse au motif que "le soi n'est pas si important que ce qu'on en fait", l'amour reste au coeur de l'existence, sous toutes ses formes, celui qui se tarife, et celui qui engage tout entier. Rien n'a su entamer l'aptitude à l'amour, à la souffrance d'amour -"Hélas, je suis de celles qui sont blessées longtemps"- de Griselidis Réal. Vibrante et caressante avec tous "ses" hommes, elle rappellera jusqu'à sa fin "(qu') il faut être heureux comme des fous d'exister".


"Une immense angoisse m'étrangle. On verra, il faut espérer que tout n'est pas foutu, que je n'ai pas crevé tout à fait en vain sur ce texte, qu'il y a un espoir, une lueur. J'ai peut-être encore plus souffert à l'écrire qu'à le vivre. C'est terrible quand on a pour tout terrain des sables mouvants, qu'on n'a jamais rien possédé, ni  langage, ni pensée."


Grisélidis Réal, Mémoires de l'inachevé, lettres, éditions Verticales, Paris, Octobre 2011.