mercredi 23 octobre 2013

ELIZABETH BISHOP / Autoportrait




"Mon père est mort, ma mère est devenue folle quand j'avais quatre ou cinq ans. Ma famille: je crois bien qu'ils étaient tous tellement désolés pour cette pauvre enfant qu'ils ont tenté de faire de leur mieux. Et je crois qu'ils y sont parvenus. Je suis partie vivre en Nouvelle Ecosse avec mes grands- parents. Puis je suis allée vivre chez ceux de Worcester, Massachusetts, très peu de temps, et j'ai été terriblement malade. J'avais alors six ou sept ans. Puis je suis partie vivre avec la plus âgée des soeurs de ma mère. Chaque été, je retournais en Nouvelle Ecosse. Quand j'ai eu douze ou treize ans, ma santé était suffisamment bonne pour qu'on m'envoie en camp de vacances à Wellfleet, et puis on m'a envoyée au collège à l'âge de quinze ans ou seize ans. Ma tante m'adorait et était vraiment très gentille avec moi. Elle était mariée et n'avait pas d'enfant. Mais mes rapports avec ma famille - j'ai toujours été une sorte d'invitée, et je crois que j'en ai toujours été consciente."




Photographie: Louise Crane & E.Bishop.
Extrait de l'interview d'Elizabeth Bishop, Paris Review, 1978.

dimanche 13 octobre 2013

ANNIE DILLARD / Mirages

"Tout l'été, des mirages apparaissent au-dessus de l'anse du Puget. Ils apparaissent et s'évanouissent. Pendant tout le temps que dure leur apparition, ils déchiquettent les îles et les eaux, les lacèrent, et nous rendent esclaves de nos sens. Tout se passe comme si l'été lui-même était un mirage, un rêve passif de plaisir, un leurre. En hiver, les plages sont vides; les mouettes languissent; le ciel, refroidi, sous le couvercle des nuages, est constitué d'une matière raisonnable. On allume tôt les lampes; on bloque les portes. On vit en esprit. Partout l'eau est vide; seuls les pétroliers continuent à passer; les sourdes vibrations de leurs moteurs Diesel et leur sillage puissant ne s'ajoutent au gémissement du vent que pour un court instant d'ébranlement supplémentaire; puis ils disparaissent.
Il n'y a personne dans les parages. Bien que notre bungalow soit directement sur la plage et que la vue s'étende sur plusieurs miles de côte, l'hiver, nous n'apercevons qu'une seule lumière humaine. Au crépuscule, quelqu'un, au Canada, allume une lampe; elle brûle près du rivage de Saturna, une île canadienne située de l'autre côté du détroit de Haro, à sept miles nautiques de chez nous.
 (...)
L'hiver, il n'y a personne, il n'y a rien.

Annie Dillard, extraits de Mirages, pages 172-178, in " Apprendre à parler à une pierre", C.Bourgois, 1992. Traduction:Béatrice Durand.



samedi 12 octobre 2013

ANNIE DILLARD / Apprendre à parler à une pierre


Relire... Relire un livre a toujours quelque chose de mystérieux, de troublant. A la rencontre avec un texte, des sons, des images se superposent les sensations, les lieux, les postures de la première fois qu'on avait eu tout cet univers entre les mains. Puis, tapi un peu en arrière, il y a le motif de ces retrouvailles, le pourquoi de ce désir de revenir à un texte.

Pour moi, depuis quelques semaines, un possible changement de vie  m'entraîne vers les eaux puissantes d'écrivains du dehors, loin des mondes construits, abris privilégiés des signes hideux d'une urbanité dont il m'arrive de plus en plus souvent de me lasser. J'ai regroupé quelques volumes épars dans la bibliothèque, forte de la certitude que je pourrais y confronter mes désirs et mes peurs à des expériences ou des fantasmagories, autant de chambres d'écho.

Annie Dillard, j'en ai déjà parlé, rapidement. Curieusement je ne parviens pas à remettre la main sur mon livre préféré, "Pélerinage à Tinter Creek", je l'ai donc racheté... persuadée que ce geste me garantirait de retrouver ma belle édition - en pure perte! Je me suis tournée alors vers ce recueil moins aimé, lu trop vite - à contresens de ce qu'exige cet auteur. J'ai reconnu dès les premières lignes du texte liminaire cette impression d'adéquation que l'on a toujours lorsqu'on lit un livre "at the right time". Cette voix-là allait droit à moi, me concernait entièrement dans le même temps que je déroulais son fil.

"J'aimerais vivre comme je le dois, de même que la fouine vit comme elle le doit.(...)Nous le pourrions, vous savez. Nous pouvons vivre comme nous le voulons.(...) Je pense qu'il serait bon, juste, obéissant et pur d'attraper au vol la nécessité qui nous est propre et de ne pas la laisser échapper, de nous laisser ballotter partout où elle nous entraîne."


En contrepoint de récits, toujours réflexifs, sur l'immensité de ce qui nous entoure et nous contient, d'autres textes creusent le sillon de l'infiniment petit, concentrés, resserrés autour d'un phénomène, d'une parcelle parcourue de long en large... Savoir n'est pas voir; mais scruter les vibrations infimes de la nature est un acte d'amour, incontestablement.

Les textes réunis ici, je pourrais tous les citer, depuis Eclipse totale - un mur d'ombre s'abat en Février 1979 sur l'état de Washington,rejouant l'Apocalypse, comme une mort annoncée- Un champ de silence - une matinée d'été dans une ferme isolée, le silence "de la matière prise sur le fait" étreint la narratrice- ou Lentilles - l'observation au prisme d'une paire de jumelles d'un couple de cygnes se transforme en une peinture abstraite, en traits de lumière... 
Bien sûr j'ai adoré "Une expédition au Pôle": récit méditatif d'une série d'expéditions défaillantes dans le Grand Nord, hommage poétique et poignant à ce travers humain, l'ardent et naïf désir de connaître. Les espaces polaires (païens dans leur démesure et semblables dans leurs contours flottants aux dernières peintures de Whistler), qualifiés de "belles au bois dormant", seront fatals à Franklin, Parry, Amundsen, Nansen, Greely, Falcon Scott... autant de noms, de corps pour joncher la route des grandes découvertes de l'homme occidental.

J'ai retenu "Mirages", pour la seule raison qu' il me semble contenir tous les autres... Alors si vous avez envie de solitude, d'espace et de magie...


Annie Dillard, Apprendre à parler à une pierre, Christian Bourgois, 1992.