dimanche 26 août 2012

JEAN DUBUFFET / Lettre à Jacqueline Porret-Forel du 11 avril 1964



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"Je pense beaucoup à Aloïse, bien sûr, ces jours, et savez-vous quelle est l'idée qui s'empare de plus en plus de mon esprit? C'est qu'elle n'était pas du tout folle. (...)Elle simulait. Elle était guérie depuis très longtemps. Elle s'était guérie elle-même par le procédé qui consiste à cesser de combattre le mal et à entreprendre tout au contraire de le cultiver, de s'en servir, de s'en émerveiller, d'en faire une raison de vivre passionnante. Le merveilleux théâtre qu'elle donnait constamment- ce bavardage incessant, incohérent et peu intelligible ( c'était exprès qu'elle le faisait inintelligible)- était pour elle un plan de refuge inattaquable, une scène où personne ne pouvait monter, ne pouvait l'atteindre. On ne peut plus ingénieux, on ne peut plus commode.Et avec son grand talent, sa grande et inventive intelligence, elle le perlait et le perfectionnait, ce théâtre, de manière stupéfiante. Elle aimait stupéfier. (...) Elle avait découvert le plan de l'incohérent; elle avait pris conscience de la profusion des fruits qu'il peut apporter, des voies qu'il ouvre, des lumières qu'il allume; elle en était éprise et passionnée, ne cessait de s'en émerveiller. Mais folle, sûrement pas. Très lucide, j'en suis persuadé, retranchée dans son si ingénieux cocon qu'elle s'était fabriqué.(...)" 

Telle est la lettre, un peu abrégée par nos soins, que Dubuffet adressa à Mme Porret-Forel le onze avril 1964, soit six jours après la mort d'Aloïse. Comme le souligne malicieusement Jacqueline Porret-Forel, dans le documentaire que lui a consacré Muriel Edelstein, Dubuffet était un homme intelligent, contradictoire.... et un brin mystificateur. Car il ne fait aucun doute qu'Aloïse Corbaz était schizophrène.  Internée dès 1918 sur le diagnostic de "démence précoce", elle passe de longues années à la Rosière, une institution psychiatrique dans le canton de Vaud, en Suisse, où elle partage son temps entre le repassage et le dessin sur des cahiers à la couverture bleue, ou de grandes feuilles, parfois cousues ensemble de manière à former des rouleaux qui se déploient, immenses, saturés de couleurs et d'arabesques.


La persévérance, l'attention généreuse que lui a porté Jacqueline Porret-Forel - elle a fait sa thèse de médecine sur Aloïse- ont permis assez tôt la reconnaissance dans le champ de ce que l'on nomme art brut ou art des fous de cette oeuvre chatoyante et magique: Aloïse fut exposée en 1948 à la galerie Drouin à Paris.  Aujourd'hui, un catalogue exhaustif  est disponible  à l'adresse électronique www.aloise-corbaz.ch.

Pour l'anecdote, rappelons que JPF alors jeune médecin, a soumis le travail plastique d'Aloïse à Jean Dubuffet, après qu'elle ait reçu un courrier de celui-ci adressé à un confrère homonyme... Le peintre faisait part dans sa lettre au docteur Forel de son désir d'élaborer une collection des oeuvres les plus marquantes réalisées par des malades... Quelque temps plus tard, elle l'engage à découvrir et à sauver les dessins colorés élaborés par la patiente qui de son propre aveu, l'avait touchée, et grâce à laquelle sa propre vie a pris un tour inattendu. Si Jacqueline Porret-Forel fournissait Aloïse en crayons de couleurs, craies, pastels indispensables à la malade, dont elle était la seule visiteuse, elle reconnaît qu'Aloïse lui a"insufflé une autre vie"...
Quant à nous, des rouleaux gigantesques recouverts des personnages et des motifs d'une mythologie personnelle,aux  feuillets cryptés, reprisés, festonnés de papiers cadeaux ou brodés de cartes postales et de personnages découpés- la double exposition qui se tenait à Lausanne jusqu'à aujourd'hui a brillamment confirmé la nécessité de conserver un travail plastique stupéfiant, et pourtant encore minoré.



samedi 11 août 2012

FILIPE CASACA / A minha casa é onde estàs



Ma maison est là où tu es...

Sous ce titre en forme de déclaration amoureuse, le jeune photographe lisboète Filipe Casaca  présente une brève série de clichés procédant du désir de révéler une "intimité", la sienne et celle de sa femme, Teresa. C'est d'ailleurs  à elle qu' il offre ce livre, auto- édité à trois cents exemplaires, tout autant livre de photographies que recueil de poèmes.

"a broad portrait with a domestic atmosphere about my wife, and our private life in a place shared between the two of us."

Au milieu des centaines de livres de photographie mis à disposition en Arles, celui-ci se détachait par sa sobriété - couverture toilée noire, petit nombre de pages- et sa "rudesse". Un livre secret d'une certaine façon, où un homme capture quelques images ( pas plus de quinze, chacune isolée sur le blanc de la page, et d'un format assez petit, assez ramassé) de sa compagne, à la dérobée peut-être et parfois aussi en lui faisant prendre la pose...pendant une étreinte ou avant / après l'amour.



Déjouant me semble-t-il les pièges de l'iconographie habituelle de la muse ou du modèle ( Je nuance: il y a un effet de rappel des clichés de O'Keefe par Stieglitz, ce qui n'est pas peu, ou du modèle au miroir de Bonnard ...) en cela que la construction de la photographie en image à scruter doit ici autant au corps du sujet qu'à la qualité du regard porté sur celui-ci et à ce qui se devine de jeu à deux, de connivence et de confiance.

Saturé, fort,le noir et blanc réduit radicalement l'espace à la seule chambre, la "camera", et enserre le corps morcelé, érotique de l'amante, nous obligeant à nous tenir au plus près, pour mieux révéler sa sensualité et sa puissance iconique.

Elle absente, lui photographie leur lit défait, un sèche-cheveux jeté en travers des draps, une paire d'escarpins - enregistrant par défaut, un temps trop tard, les gestes du quotidien, la toilette, la séduction. Art résiduel, défectif par excellence, la photographie se prête à ce jeu toujours troublant et ici particulièrement touchant.

 
Pour autant, lorsque son visage est à l'image, jamais Teresa ne retourne son regard à l'objectif; elle ne paraît pas non plus  surprise dans l'esquisse d'un mouvement. Aucune irruption  d'un désir étranger à ce pas de deux. Superbe, la belle porte son regard ailleurs, comme clos sur une intériorité qui se déroberait tout de même , sur une rêverie tenue secrète, à tout le moins pour nous.



Filipe Casaca, A minha casa e onde estas, Lisboa, 2011.




















mardi 7 août 2012

FOROUGH FARROKHZAD / Saison froide.



"Et je suis 
cette femme seule
à l'orée d'une saison froide..."




Saison froide, Forough Farrokhzad, Artfuyen, Paris, 1991.