mercredi 30 juillet 2014

ELIZABETH HARDWICK / Nuits sans sommeil

Lire "Nuits sans sommeil" équivaut quelque peu à se retrouver dans la posture d'une bille de flipper, catapulté toutes les quinze lignes d'un lieu à un autre ( et les lieux ici ne se comptent plus, mais s'énoncent avec une précision systémique que seul le geste qui consisterait à les marquer d'une épingle sur une carte murale des U.S.A.pourrait encore prolonger!): New York, Lexington/Kentucky, le Vermont, Amsterdam, le Maine, New York encore... La ronde des villes comme un cadre mouvant et signifiant, qui informe chacune des déchéances, chacun des effondrements qui émergent d'un passé proche ou de temporalités plus lointaines ( entre les années quarante et les seventies). Là encore faisant salutairement s'égarer le lecteur  sur les lignes de faille d'une existence de femme, traversée inévitablement - peut-être plus qu'une autre du fait de la multiplicité des expériences- par la danse hasardeuse des rencontres, des disparitions et des surgissements. 

Souvenirs, insomnies, retours à la surface de vieux compagnons de misère  participent à une parade fébrile où la désillusion, la tristesse le disputent à une forme d'incrédulité: tout le temps qu'Elizabeth Hardwick raconte ses "nuits sans sommeil" elle semble animer deux métaphores, celles des boîtes gigognes et du théâtre d'ombres, ce qui n'a pas échappé à la perpicacité de  Joan Didion. Mais le geste de Pandore ici ne s'accomplit pas de manière dévastatrice. La narratrice organise à distance toujours le monde flottant qui fait s'échouer sur les marges de sa mémoire quelques corps et voix - dont celle, inoubliable, de Billie Holiday, fracassée et fulgurante.   


A narrer d'aussi près ces expériences du désastre et de solitudes ravageuses, on ne ressent pourtant nulle fascination voyeuse. Ce qui prévaut ici est de l'ordre de la sympathie " pour les victimes de la paresse et des erreurs éternellement répétées, sympathie pour la tendance de ces vies à obéir aux lois de la gravité et à couler tout au fond, en tombant aussi lentement et doucement qu'un cerf-volant, ou bien à se briser dans la violence, en se fracassant." Petites phrases, sèches et claires comme une pensée bien aiguisée sur le tranchant de la vie vécue ou pas ("Est-ce suffisant?- Peu importe que ce soit la vérité."), portraits inoubliables d'individus aux confins les uns des autres - Ida, Le docteur Z., Alex, Josette- sont le substrat sur lequel s'édifie une question de taille - "Est-il possible que je sois le sujet?"- à laquelle Hardwick a su répondre par l'affirmation d'un "je" auteur de fiction et d'essais littéraires brillants avant de cofonder The New York Review of Books...

Sur l'impossibilité de tenir son récit sur une note légère, ironique, sur les meurtrissures que nous nous infligeons les uns aux autres tout le temps que le cirque passe, sur la nécessité absolue et délicieuse de l'amitié, du partage, de la parole, la dernière page de son livre vaut comme un talisman...



"Le tourment des relations personnelles. Rien de nouveau là-dedans, si ce n'est le travestissement et la fuite sur les ailes des adjectifs. Douceur des poignards qui transpercent à la fin des paragraphes.(...)
Ceci mis à part, j'aime à être connue par ceux qui me sont chers. Assistance publique, concept magnifique. De sorte que je suis toujours au téléphone, que je passe mon temps à écrire des lettres et que, dès le réveil, je m'adresse à B., à C., à D.-ceux à qui je n'ose pas téléphoner avant le matin et avec lesquels il me faut pourtant parler tout au long de la nuit." 

Elizabeth Hardwick, Nuits sans sommeil, Buchet-Chastel, Paris, 2014.




vendredi 18 juillet 2014

JEROME PRIEUR / Séance de lanterne magique




"C'est un pétillement. Autour d'elle tout doit polir son éclat. L'image n'est peut-être rien à côté de la source qui la diffuse, cette promesse qui lance ses escarbilles et rend le monde translucide: de la lumière, sans vision pour la ternir, le pur rayonnement des choses, sans obstacle, sans écran . N'y aurait-il rien à voir, la lanterne magique est douée d'une vertu exorbitante: elle donne la vue, elle comble le regard, elle l'éblouit.


Qu'est-ce que le monde pour notre coeur sans l'amour?  Ce qu'une lanterne magique est sans lumière: à peine y introduisez-vous le flambeau, qu'aussitôt les images les plus variées se peignent sur la muraille; et lors même que tout cela ne serait que fantômes qui passent, encore ces fantômes font-ils notre bonheur quand nous nous tenons là, et que, tels des gamins ébahis, nous nous extasions sur des apparitions merveilleuses. ( Goethe, les souffrances du jeune Werther, 1787)

Avec la projection, l'image devient en effet proprement lumineuse. Elle est évidente et comme telle elle est aveuglante, elle rend aveugle. Elle est visible mais à perte de vue, si bien qu'il faut y regarder à deux fois, au moins. Elle crève les yeux: elle est ce hiatus qui s'entrebâille entre voir et ne rien voir, voir sans voir, voir ce qu'il ne fallait pas voir, ne pas voir ce qu'il fallait voir, voir regrettant d'avoir vu. L'image est brouillard, elle est ce trouble entre la vue et la bévue, la surprise et la méprise. On la voit, et en même temps c'est la loi de l'image, sa logique, que de passer toujours à côté d'elle."

Jérôme Prieur, Séance de lanterne magique, Gallimard, 1985.

mardi 1 juillet 2014

DANS LES VALISES... /


Richard Farina, L'avenir n'est plus ce qu'il était, 10/18.

Dans l'ombre des stars de la Beat generation - Kerouac, Cassady, Ferlinghetti, Ginsberg- un jeune homme sombre, au visage anguleux et grave.  Chanteur folk auprès de sa jeune femme, Mimi, une petite soeur de Joan B., il est l'auteur d'un unique roman que sa disparition accidentelle quelques jours après sa parution propulse du côté des livres cultes, pour autant pas si faciles à se procurer... La légende se repaît alors des atours d'un corps, d'un visage à jamais jeunes, iconisés.  Rien dans "Been down so long it looks like up to me" n'a l'air vraiment abouti , mais c'est tant mieux que ce texte ahuri, brouillon, tout entier tourné vers le jeu - de masques, de rôles, à la vie à la mort.

Joyce Carol Oates, Mudwoman, Philippe Rey, Paris, 2013.

Parce que c'est l'été... et qu'avec JCO, il n'y a pas vraiment de surprises: soit c'est un mauvais cru, redondant et creux - dans ce cas, eh bien, il s'oubliera sur une plage bretonne - soit c'est un récit implacable et glaçant, excellent prétexte pour revenir vers un auteur dont le journal paru il y a quelques années m'avait paru "tenir le coup", sans rien dire d'un petit recueil sur le métier d'écrire, pas si mal non plus... ( En oubliant volontairement l'objet livresque non identifié et passionnant que constitue Blonde!)


Colette Peignot, Les cris de Laure, éditions Les Cahiers, Paris, Juin 2014.

Irrésistible dès qu'entrevu, il disparaissait de la pile d'occasions même pas encore répartis dans les rayons de G.! Il suffit d'ouvrir  ce mince livret d'écrits et lettres inédits pour se gorger de phrases telles que "Laisse-moi te dire sans suite mille choses et tout moi-même" ou " Il n'y a plus autour de moi que les éboulements et les échafaudages d'une ville mort-née".
Pour noircir les carnets de l'été... et retourner au plus vite vers d'autres pages, lancinantes, bouleversantes.

Le Black Mountain College, Alan Speller, La lettre volée, Paris, Juin 2014. 

Je tourne depuis plusieurs mois déjà autour de la figure d'Ani Albers, redécouverte à l'occasion d'une exposition remarquable qui s'est tenue l'automne dernier au MAM. S'y montraient des tapisseries (triste mot au sémantisme polymorphe et quelque peu injuste), des oeuvres de fils, laines et autres matériaux entretissés ou jouant à pendre, étonnants attrape-rêves. Pas de surprise... La plupart des objets, tous splendides, effrayants, ou au contraire, vibrants de couleurs et d'énergie, étaient le fait de femmes artistes, quasi inconnues - si l'on excepte Sophie Tauber et Ani Albers, dont le nom m'était resté en tête après la lecture du  J.M.Chevrier, "La trame et le hasard". Reste à étudier sa participation à l'expérience collective et utopiste du Black Moutain College. Qui a dit qu'une mise en perspective, une contextualisation ne sont jamais inutiles?

Katherine Mansfield, Lettres, Stock, Paris, 1993.

Lues, à relire encore et encore pour s'enivrer à la fièvre, à l'ardeur de Katherine M. -la seule. Le Journal et ses nouvelles feront aussi le voyage, mais les lettres annotées, choisies ont leur place dans ces journées insolentes de l'été, chargées comme de bouquets de mille et uns projets... Voici, je crois, ma préférée, adressée à Lady Ottoline Morrel, proche aussi de Virginia Woolf.

" Hampstead, 28 juin 1919

Ce froid diabolique persiste. Je suis encore dans ma ceinture de sauvetage, plâtrée d'onguents à l'intérieur. Oh! ces nuits- assise dans mon lit à attendre que les arbres noirs deviennent verts! Et pourtant, quand vient l'aube, c'est toujours trop beau et trop terrible. La venue de la lumière paraît si miraculeuse que cela vaut presque la peine de l'attendre. puis, à mesure que les heures sonnent dans la nuit, j'erre à travers des villes - en rêve. Je glisse invisible le long de rues inconnues, je me demande qui vit dans ces grandes maisons aux lourdes portes, ou, sur un quai, je regarde les bateaux appareiller dans l'obscurité et je hume le parfum nocturne de la pleine mer - jusqu'à ce que l'insomnie devienne une béatitude.
Votre propre vie - votre propre vie privée, secrète- quelle chose étrange et réelle! Personne ne sait où vous êtes - personne n'a même la moindre idée de ce que vous êtes.

Les Brontë - hier soir, au lit, je lisais les poèmes d'Emily. En voici un:
Je ne sais comment tombe sur moi
Ce soir d'été, silencieux et solitaire, 
mais le vent faible a, tendrement,
Quelque chose d'un ton passé.

Pardonnez-moi d'avoir fui si longtemps
Votre aimable accueil, terre et brise!
Mais le chagrin flétrit même les forts
Et qui donc peut lutter contre le désespoir?

Ce premier vers, pourquoi est-il si émouvant? Et la simplicité exquise de " pardonnez-moi"... Je crois que la beauté de ce poème tient à ce que nous sommes assurés que ce n'est pas une Emily déguisée qui écrit - mais Emily. Si la poésie moderne nous donne une si piètre satisfaction c'est, en partie, parce qu'on n'a pas la certitude qu'elle appartienne vraiment à celui qui l'écrit. 
Quelle fatigue, n'est-ce pas, de ne jamais quitter le bal masqué - jamais- jamais!
(...)"