vendredi 30 octobre 2015

GREGOR VON REZZORI / Le Cygne

Gregor Von Rezzori a quelque chose d'un prestidigitateur capable, le temps de quelques pages, de retrouver temps perdu de l'enfance et géographie mouvante d'un pays disparu, la magnifique Bucovine - terre d'origine, entre autres, de Paul Celan et Aharon Appelfeld. Ce territoire d'une enfance "écoulée parmi des hommes socialement dé-rangés de leur position originelle, dans une époque historiquement dé-rangée" et narrée dans le superbe Neiges d'antan n'est rien moins qu'un fascinant palimpseste: turc au XVIè siècle, il devint autrichien au XVIIIè, roumain et soviétique au XXè (deux fois!) avant de constituer une région de la République d'Ukraine depuis 1991...

 Ainsi la perte, le désordre, l'exil perpétuel, parce qu'intérieur et "historicisé", habitent mélancoliquement l'oeuvre de Von Rezzori.

"Nous grandîmes dans le mythe d'une réalité ancienne, merveilleuse et perdue. En ce temps-là, nous étions déjà ce que sont devenus plus tard, après 1945, des centaines de milliers d'Européens: des fugitifs, des réfugiés, poussière dans le vent du temps."
 
Il se pourrait donc bien qu'ayant connu les "deux phases du suicide de l'Europe" l'auteur ne se contente pas, dans ce très court récit, de raconter de familiales retrouvailles autour des funérailles d'un oncle, à travers le regard acéré d'un jeune adolescent revenu de lieux plus amènes que la vieille demeure qui sert de décor à la nouvelle...  Ce fief familial se tient aux confins de l'Europe, sur un de ces territoires perdus, dé-nommés par l'Histoire, et acculturés au gré des revirements stratégiques et guerriers du vingtième siècle.

Autour d'un trou creusé pour y descendre la dépouille de l'oncle,et dedans lors d'une scène de séduction pathétique vont se nouer, via la conscience du narrateur qui fut ce jeune garçon, les fils  répugnants de la mort, figurée par une mouche vrombissante qu'il intercepte autour du cadavre exposé et ceux des désirs troubles, irrépressibles et irrésolus en même temps du désir, de l'éveil à la sexualité, obsédé qu'il est par la métamorphose de sa soeur en jeune femme. Plus tard la tentative de séduction sur une jeune paysanne, épisode révélateur de sa conscience de classe, de l'acceptation de la brutalité au service de sa propre satisfaction constituera le point d'orgue du récit, heureusement tenue en échec par un retournement de situation, l'irruption insolente de jeunes enfants qui le ridiculisent publiquement et lui imposent un départ sans retour, condition incontournable de la transformation en légende, transfiguration préalable à l'écriture.

Extrait:

" Il n'y avait pas de rideaux aux fenêtres, mais à travers les fentes larges comme un doigt des volets fermés, dont le bois vert à l'extérieur était passé et le blanc à l'intérieur jauni depuis longtemps, la lumière du soleil pénétrait en rais obliques d'une intensité presque palpable pour se fixer, immobile, sur des carrés de lumière superposés, dont les bases étroites dessinaient des zébrures sur le sol.
Ils se déplaçaient avec les heures, qui ne comptaient guère ici, comme les aiguilles d'un temps dont notre maison était sortie, une maison devenue étrangère qui n'était plus la nôtre. D'un pas incompréhensible qui nous devançait, elle était entrée dans une autre dimension du temps, dans un espace-temps au-delà de celui que l'on peut mesurer chaque jour, et nous aussi nous en faisions partie d'une manière étrange, sans toutefois y avoir part dans le présent de notre corps. Seul un écho de nous y était présent, quelque chose qui s'en était détaché; nous y vivions également, quoique de façon abstraite, c'est-à-dire sous la forme d'une légende. C'est sous celle des êtres de notre enfance, que nous avions quittée, ou celle de notre propre souvenir de nous-mêmes, que nous appartenions encore à cette maison, de même que notre oncle Sergueï, qui était mort à présent et s'était de la sorte définitivement transformé en légende, peu importait qu'il fût là dans la pièce voisine encore très présent et ne dût être enterré que le lendemain pour se décomposer lentement dans la terre jusqu'à n'être plus qu'un souvenir littéraire, un personnage tiré de nos récits."

Gregor Von Rezzori, Le Cygne, Editions du Rocher, 2006.
Photographie, la soeur de Rezzori.

samedi 17 octobre 2015

JOYCE JOHNSON / In the night café (Le café de la nuit)


Immobilisée pendant de longs jours j'ai mis à sac une pile de livres vaguement feuilletés, parmi lesquels trois récits, fort différents dans leur origine, leur trame ou leur univers sont entrés en résonance du fait de cette lecture rapprochée et, peut-être, des circonstances de leur découverte.
Deux d'entre eux sont portés par des voix masculines, des structures puissantes, maîtrisées, y compris dans les tremblements de la fiction: vieillesse, deuil, culpabilité se mêlent aux souvenirs d'une rencontre amoureuse au pays de Karen Blixen dans le Wallace Stegner," Vue cavalière" (chez Phoebus) et ce sont les propres journaux du protagoniste lus quotidiennement, vespéralement, à son épouse, qui permettent au couple d'affronter la mort imminente d'un de leurs amis dans le même temps qu'ils font retour sur un fragment de leur passé - un voyage au Danemark conçu pour tenir à distance la mort accidentelle de leur fils tout en revenant sur le territoire originel de la mère du narrateur. 
Au cours de ce déplacement, ils rencontrent une femme étrange, solitaire, fille d'aristocrates apparentés à Isaac Dinesen (qui fait une apparition inoubliable) et théoriciens -mais-pas-que eugénistes, dont la condition d'épouse d'un collaborateur notoire aurait permis la mise au ban. La double lecture, la nôtre et celle du protagoniste, devient le processus ritualisé et opérant, magique, qui rétablit les évènements du passé personnel dans une forme apte à soulager chacun du poids du non-dit, du secret amoureux et de la perte. 

L'autre opus est un roman de Leonardo Padura, au titre extrait d'un boléro oublié, "Brumes dans le passé"( chez Métaillié), chanté de la voix vénéneuse d'une beauté disparue. Toute une Havane trouble, luxueuse riviera aux nuits sans sommeil peuplées de riches américains, de trafiquants, politiques et gangsters de tout poil resurgit à l'occasion de la découverte hasardeuse d'une bibliothèque perdue. Au sein de milliers de volumes intouchés, époussetés depuis quarante ans sans que jamais leur ordonnancement ne soit entamé ( promesse faite au propriétaire exilé puis défunt) et celant d'inestimables trésors pour bibliophiles, un secret irrésistible, celui de la mort de Dolores del Rio. Il sera élucidé à coups de crimes crapuleux, aux accents mélancoliques d'un vieux boléro oublié ( la tristesse de ces chansons populaires, de ces voix habitées par ce qu'elles racontent ) et en parcourant secrètement ( ici c'est le lecteur qui a un peu d'avance sur l'enquêteur, lequel ne sera mis au fait qu'en dernier ressort) une liasse de lettres d'amour, désespérées.

Pourtant, malgré la virtuosité, l'intelligence et le caractère achevé de ces deux livres, ma préférence va au roman oublié de Joyce Johnson.

Une femme, jeune, pas vraiment assurée. Diffractés tout au long du récit, sans respecter tout à fait la chronologie, des morceaux de sa vie aux côtés d'un jeune peintre, Tom Murphy. Leur histoire (se) tient dans le New-York des années soixante, bien connu de Joyce Johnson qui reprend dans ce roman des motifs déjà présents dans "Personnages secondaires", son beau récit autobiographique sur la déflagration qu'avait constitué sa rencontre avec les membres de la Beat Generation. Réminiscences d'une description du café où les personnages se retrouvent après une soirée branchée, du portrait initial de l'épouse dure et vindicative de Tom, une prénommée Caroline (Cassady?), celle aussi du refus répété, profond de participer à la logique aliénante du travail salarié, ou du goût impérieux de l'errance, comme une fuite en avant... Sans omettre la dédicace adressée à Hettie Jones.

Trois romans qui ont en commun une attention extrême portée à la voix narrative. Cependant dans les deux premiers, la fiction déconstruit, mine des personnages constitués comme des figures masculines fortes, reconnues socialement, "assises", tandis que chez Johnson, la faille est inaugurale et le mouvement, inverse.
A l'opposé des deux héros solides confrontés malgré eux à des fractures intimes, des faiblesses que la trame romanesque expose, extirpe et les oblige à intégrer à leur expérience, Joanna, l'héroïne du "Café de la nuit" est d'emblée dans l'hésitation, le silence, et la soumission à un vague sentiment d'existence. Un ectoplasme, mis en forme, accéléré par sa rencontre amoureuse avec Tom et la découverte de sa peinture, apparentée au mouvement expressionniste abstrait.
En affirmant la fragilité, la fêlure ( entendre failure pas très loin...) comme une différence positive, pleine d'espérance, Johnson engage des êtres "entiers" dans des voies - révolte, refus de plier à la suprématie de l'argent- qui auront raison d'eux, et en partie, de nous, puisqu'elles semblent désormais circonscrites au territoire fictionnel.
Piégé depuis sa naissance, le personnage de Tom Murphy est l'avant-dernier avatar de trois générations nommées à l'identique, comme prédestinées à la même misère affective et sociale. Tôt mal-aimé de sa mère, abandonné à lui-même, il ne surmontera jamais la séparation d'avec son propre fils, imposée par sa femme et la famille de celle-ci - le père, potentat de Miami est une figure sadique digne d'une mauvaise série US, "un homme qui avait toujours obtenu ce qu'il voulait"
Joanna, elle, tente de s'émanciper de l'influence d'une mère pathétique qui l'a vouée au spectacle depuis son enfance, en la traînant à toutes sortes d'auditions susceptibles de s'accorder avec son âge ou son physique, à l'ombre d'un père fuyant, écrasé par un quotidien médiocre de photographe de mariages quand il se rêvait photographe tout court.

"Dans un sens, maman avait entièrement raison- sans elle le théâtre n'avait plus l'air de trop bien marcher pour moi. Cela tenait à ce que j'avais appris le jour où elle m'avait trouvé dansant si merveilleusement au son de la radio dans le salon: il fallait se changer en quelque chose de spécial, quelque chose de plus. Personne ne pouvait aimer ce que vous étiez en réalité. Je faisais encore la tournée des bureaux des producteurs, mais maman avait été le public pour lequel j'avais joué.
Je me revois encore, tournant, tournant, sur son tapis d'Orient rouge, ne sentant plus rien, rien que la musique qui se déversait en moi. Et puis tout d'un coup quelqu'un vous regarde et le fait d'être regardé change tout." 

A coups de retours en arrière, puis de revirements sur des moments incandescents de sa relation amoureuse avec Tom, Joanna esquisse de manière très émouvante, parce qu'elle sonne juste, la figure hésitante de qui se tient au bord de ce monde rongé par le conformisme et l'ennui sans se leurrer sur les promesses d'un milieu artistique gangrené par la ronde de l'argent, des agents, du "marché"... Elle incarne aussi la "puissance de la douceur", une façon passive d'inflexibilité, qui accède à une libération personnelle après un long parcours ( dix-huit ans) et une réappropriation - elle devient une photographe reconnue. 
A l'image d'un de leurs compagnons de route qui prend le large sur un bateau qu'il a construit lui-même, sans vraiment l'achever et qui finit sur les berges de l'Hudson, pas très loin, mais comme nimbé d'une aura particulière, les deux personnages tentent de se frayer un chemin maladroit dans un espace géographique et mental si surligné, si rétréci que les tentatives qu'ils feront pour se plier aux mots d'ordre du temps ne peuvent qu'échouer - " Les portés disparus ne meurent pas. Le temps gèle autour d'eux. Ils restent aussi jeunes, aussi inachevés que lorsqu'ils s'en sont allés."


Joyce Johnson, Le café de la nuit, traduit par Benjamin Legrand, Sylvie Messinger éditeur, Paris, 1989.




mercredi 7 octobre 2015

JEAN ECHENOZ / Un an


 L'art de la fugue ou comment entrer dans un récit lapidaire et troué qui narre, dans une écriture à la pointe sèche, une cavale haletante et déprimée.

Une jeune femme s'affole un matin en découvrant le corps sans vie, apparemment, de son amant, dans son lit - elle se précipite hors de chez elle, hors de sa ville pour s'enfuir sur un coup de tête, prise de panique - le mort s'avère bientôt aussi vivant que vous et moi et elle -  un autre homme, silhouette mystérieusement familière surgit à intervalles réguliers et cet homme s'avère le seul mort de l'histoire...

Tout cela, ce tourbillon d'invraisemblances, de surimpressions parasites, forme comme une traîne de fils romancés jamais vraiment dévidés et tels une traîne derrière une comète ou une mariée de Duchamp ouatent la cavale de Victoire, au prénom dérisoire, d'une irréalité acceptable, parce que constituant le coeur du coeur de la fiction, donnée à lire comme telle. 

Un an c'est court... Et c'est ici le temps pris par une jeune femme pour se déprendre d'un réel qu'il est hors de question d'attaquer pour y entendre raison (aucune enquête policière à l'horizon du texte), un réel impitoyablement soumis à l'économie  si l'on considère son basculement dans le hors-monde des "sans" domicile ni protection ni travail. Un an pour (s') abandonner.  Un temps mort - entendre un temps hors les murs de soutènement de la vie ordinaire, un temps également privé de parole(s), au mutisme glaçant pendant quelques quatre-vingt pages. Pourquoi une ombre parlerait-elle?

En une année, Victoire va dépenser - l'argent passe de mains en mains en liasses cinématographiquement bruissantes pendant une bonne partie du récit, accompagnant sa dégringolade - et elle va se dépenser, comme soumise à un lent processus de désintégration. Elle s'émousse d'un abri à un autre ( location, chambres d'hôtel, installations de fortune), faisant la route,  arpentant les kilomètres et paradoxalement, prend corps.

D'un côté, une mobilité, une "fluidité"  mesurable à  la quantité des transports auxquels Victoire soumet son corps ainsi qu'à la variété des moyens empruntés pour se mouvoir - trains,voiture, bicyclette, pied, voiture à nouveau en stop, trains. De l'autre, l'étroitesse du territoire parcouru.  On pourrait parler d'une micro-errance, tant ce qui est quadrillé sans répit,  zébré par ses va-et-viens désordonnés, désigne davantage la jeune femme comme une arête, une épine résistante avant qu'elle ne se fasse littéralement souffler par l'irruption de la police et un retour inopiné au point de départ.

Bien qu'il ne soit pas utile de le savoir avant de le lire, Un an forme un diptyque avec le roman suivant, Je m'en vais, enroulé lui aussi autour de la thyrse d'un départ, de disparitions multiples et d'un retour. Il y est  question, encore, de Victoire, du marchand d'art que l'on croyait mort, d'une imposture, et à l'exception d'une échappée dans les blancheurs polaires, les géographies des deux textes se répondent :  paysage baigné de pluie d'un Sud-Ouest peu accort où les uns et les autres errent  de côtes atlantiques en hôtels de province, pour finir dans de sinistres halls de gare...  

Entrevue dans un baillement de cette nouvelle fiction plutôt consacrée au marchand d'art, le fameux "corps mort", l'héroïne de Un an glisse ainsi d'un bord à l'autre de ces histoires, sans jamais devenir  victime. Sans boursouflure, sans relief autre que ce devenir "apauvri" scruté le long d'une année. Une femme qui, cherchant à se perdre, loue un quelconque bungalow sur la côte basque. Volée et dupée par un jeune amant, elle erre, seule, dans la région, abandonnant l'un après l'autre ses ancrages, ses habitus, jusqu'à s'incarner dans le seul quotidien possible, celui d'une sans domicile, d'une femme du dehors, errante. On pense Duras, Henry James.  Irrésistiblement... après la lecture des scènes où Victoire se trouve exposée au contact lumineux, photographique du mystérieux Louis-Philippe qui se révèlera n'être qu'une trace résiduelle du passé, un fantôme improbable, placé au coeur de ce voyage inquiet entre deux mondes.


Un An, Jean Echenoz, éditions de Minuit, Paris, 2014 (Collection"double").

Image: Yusuf Sevincli ( Galerie Filles du Calvaire, Paris).