samedi 22 juin 2013

JAMES BALDWIN / Harlem Quartet


 

"Si quelqu'un souhaite s'instruire - non que quiconque le veuille - sur le rôle de traître que joue la mémoire au cours d'une vie humaine, qu'il réfléchisse à la manière dont le flot des souvenirs refuse de se briser et empêche ce voyage dans l'espace du temps. Le temps: derrière ce mot, la mort chuchote. Avec ce poids s'alourdissant sans recours sur notre tête, la vision se brouille, rien n'est plus ce qu'il paraît être. Le mot événement n'a plus de signification, sauf dans un sens rituel: c'est-à-dire dans le sens d'un voeu, d'une profonde génuflexion entre la terre de l'avenir et le ciel du passé. Impossible de rien voir en se retournant: il fait trop sombre derrière moi. Et le cantique se contente de dire avec une stupéfiante banalité: " Il y a une lumière devant moi. Je suis sur ma route." 

Julia était une fillette de neuf ans, j'en avais dix-huit. Je ne savais pas qu'elle cesserait de prêcher, qu'elle deviendrait une putain puis la maîtresse d'un chef africain, à Abidjan. Je ne savais pas que nous serions amants ni qu'elle deviendrait un pilier de ma vie. Je ne savais rien d'Arthur qui avait onze ans et moins encore de Jimmy qui en avait alors sept et qui deviendrait le dernier et le plus dévoué des amants d'Arthur. Qui aurait pu savoir? Derrière le visage de quiconque nous avons aimé pour de bon - qui nous avons aimé, nous aimerons toujours, l'amour n'est pas à la merci du temps et il ne connaît pas la mort, ils sont étrangers l'un à l'autre-, derrière le visage de l'aimé, si vieux, ruiné et marqué soit-il, se trouve le visage du bébé que fut autrefois votre amour et qu'il restera toujours pour vous. L'amour aide alors, si la mémoire ne le fait pas, et la passion, excepté dans son intense relation avec l'agonie, travaille à l'ombre de la mort."

James Baldwin, Harlem Quartet, Stock, 2003.
Photographie: James Baldwin having a drink with his brother David at a Broadway bar, 1965, Bob Adelman.




lundi 17 juin 2013

ANNIE ERNAUX / Retour à Yvetot

Retour à.... L'expression, depuis le beau texte de Didier Eribon, réédité en poche il y a peu, nous est familière. Et qu'Annie Ernaux la reprenne -  rien de plus évident au vu de la proximité, des affinités électives de ces deux-là...Ce livre en forme de portfolio illustré de photographies personnelles est d'abord la trace imprimée d'une conférence tenue par Annie Ernaux dans la ville de son enfance et de son adolescence, Yvetot, longtemps désignée par son initiale, Y. Avec la rigueur et la simplicité qui sont les siennes, Annie Ernaux reprend les motifs tramés dans son oeuvre et fait retour à la ville  de ce que celle-ci lui a donné. 

"J'ai pris beaucoup à Yvetot où j'ai passé mon enfance, ma prime jeunesse, et, d'une certaine façon, je me suis refusée à lui rendre quoi que ce soit."
 
Au coeur de cette intervention, l'exploration du territoire intime où s'est élaboré, en face de la ville réelle / tout contre elle, faite de pierre et de chair, un espace à réciter, réinventé par la mémoire et l'écriture. Les ruines, le territoire d'expérience, aller à l'école, lire, écrire, comment écrire.... Les titres proposent un itinéraire traversant de ce qui fonde l'oeuvre d'Annie Ernaux. Géographie réelle et réanimée au gré de la mémoire, tension toujours juste entre le flux d'images, de scènes qui remontent le cours du temps pour se laisser prendre aux rets de l'écriture et la conscience de la langue à trouver, à "tenir" tout du long, comme une corde raide, seule politiquement acceptable pour dire les autres et soi avec eux.

"Une grande partie de ma famille, mes parents et moi, nous appartenions à la catégorie des gens qui disaient "je vais en ville", comme s'ils allaient sur un territoire qui n'était pas vraiment à eux, celui où il fallait être, de préférence, proprement habillé, bien coiffé, le territoire où,  parce qu'on croise le plus de monde, on est susceptible d'être jugé, évalué. Le territoire du regard des autres et donc, parfois, le territoire de la honte."


Quelques lignes encore, fracassantes de banalité et ce sont toutes ces heures semblablement passées à guetter dans chaque livre dévoré "un mode d'emploi de la vie" ou à faire un tour en ville, toujours le même,  en rêvant d'un ailleurs plus excitant, plus "moderne", plus... on ne sait quoi, mais qui permettrait de se sentir exister à l'abri de ce réseau d'oppression, faisceau implacable de cruauté parce que s'ignorant comme tel, que toute petite ville génère inévitablement à l'encontre de qui participe à son ordre, à l'encontre aussi de qui se trouve dans la position d'être considéré comme traître à ses valeurs, ses codes ou sa hiérarchie. 


"Ce qui existe pour moi, c'est la ville de ma mémoire, ce territoire particulier où j'ai fait mon apprentissage du monde et de la vie. Un territoire que j'ai aussi empli de mes désirs, de mes rêves et de mes humiliations."

Plus loin, Annie Ernaux dira la ville chaos, dans l'après-guerre immédiat, 1945, les trous d'obus, les maisons éventrées. Elle dira également que ces décombres ont trouvé un écho inversé dans les chantiers, les excavations  de Cergy, la ville nouvelle où elle s'est installée à partir de 1975. La ville émergente, radicalement neuve, comme un palimpseste. Et devant chaque mur abimé par les tirs, chaque ville en ruine, partout dans le monde, son tressaillement.

Voilà. Qu'ajouter? Au terme de ces quelques pages, nous serons passés d'une initiale mystérieuse aux accents durassiens à une dénomination ordinaire, dans un  mouvement très doux de retour à la ville vécue, ce "territoire d'expérience" enchevêtré à la ville écrite "de façon consubstantielle. Je peux même dire: indélébile".



Annie Ernaux, Retour à Yvetot, transcription d'une conférence tenue en Octobre 2012, suivie d'un entretien avec Marguerite Cornier, Editions du Mauconduit, Avril 2013, Paris.



jeudi 6 juin 2013

GEORGES DIDI-HUBERMAN, MICHEL DE CERTEAU /


"L'atelier de l'artiste recueille sans doute les vestiges de toute une mémoire familiale et culturelle. Mais, en même temps qu'il les recueille,il les déplace, et radicalement. Il les tourne et les retourne, sens dessus dessous, ou bien se les met dans le dos. Sarkis demeure un immigré par excellence. Cela veut dire, en premier lieu, qu'il invente à partir d'une perte que Michel de Certeau analysa fort bien en disant qu'elle "concerne d'abord la nécessité de poursuivre une histoire hors du territoire, du langage et du système d'échanges qui la soutenaient jusque là. Les pratiques (...)se développent à partir de cette perte. C'est en fonction de cette distance que se forme une représentation de tout ce qui vient à manquer: la tradition se mue en régions imaginaires de la mémoire; les postulats implicites du vécu apparaissent avec une lucidité étrange qui rejoint souvent, par bien des traits, la perspicacité étrangère de l'ethnologue. Les lieux perdus se transforment en espaces de fiction offerts au deuil et au recueillement d'un passé".
"Mais, phénomène plus notable parce que plus déterminant, l'adaptation à un autre site social provoque aussi la mise en morceaux des références anciennes et, parmi les débris qui en restent attachés aux voyageurs, certains se mettent à jouer un rôle intense et muet. Ce sont des fragments de rites, de protocoles de politesse, de pratiques vestimentaires ou culinaires, de conduites de don ou d'honneur. Ce sont des odeurs, des citations de couleurs, des éclats de sons, des tonalités... Ces reliques d'un corps social perdu, détachées de l'ensemble dont elles faisaient partie, acquièrent de ce fait une force plus grande mais sans être intégrées à un tout, comme isolées, inertes, plantées dans un autre corps, à la manière des " petits bouts de vérité" que Freud repérait précisément dans les " déplacements" d'une tradition. Elles n'ont plus de langage qui les symbolise ou les réunisse. Elles ne forment plus une histoire individuelle qui naîtrait de la dissolution d'une mémoire collective. Elles sont là comme endormies. Leur sommeil pourtant n'est qu'apparent. Si on y touche, d'imprévisibles violences se produisent. (...) Ce sont des "signifiants", mais on ne sait plus de quoi. (...) Par eux se garde, têtue, morcelée, muette, échappant aux mainmises, une altérité ethnique."

Georges Didi-Huberman, citation de Michel de Certeau dans "Le lait de la mort", essai consacré à Sarkis et republié aux éditions de Minuit dans le recueil "Blancs soucis", mars 2013.