dimanche 29 avril 2012

John Fante, Mon chien Stupide ( West of Rome).



C'est un classique... Les livres qui prétendent raconter des histoires de chiens parlent de tout autre chose... au premier rang desquelles leur auteur, tant il est vrai que la bête en dit long sur l'homme -ou la femme.
J'ai déjà eu dans l'idée d'écrire ici sur quelques exemplaires de cette littérature un peu spéciale qui prend pour objet d'élection les créatures canines les plus diverses: "Topsy" ou comment le goût des Chow-chow " à la robe d'or" est venu à Marie Bonaparte et à S.Freud;"Les chiens de ma vie" d'Elisabeth Von Arnim, révélateurs de la grande solitude de l'écrivaine, depuis les premiers temps de son mariage avec celui qu'elle ne nomme que "l'homme de colère"; le n°9 de la série "In almost every picture" d'Erik Kessels, sidérante tentative d'une famille pour capturer l'image de son chien, qui ne cesse quant à lui de se dérober et de faire littéralement "tâche" dans le cadre.... sans compter "Flush" de Virginia Woolf, où l'hommage à l'animal est avant tout celui rendu à la poétesse Elisabeth Barrett, épouse Browning...


Dans la même série, croyais-je, ce John Fante hilarant où sur fond de soleils couchants californiens, de pavillons pour une middle-class estampillée WASP, un dénommé Henry Molise déverse sa bile cynique ( un peu d'étymologie...) sur l'animalerie qui lui sert de famille. Les fauves ne sont jamais ceux que l'on pense...

L'apparition de la bête dans sa vie- et quelle bête! Un énorme chien lubrique qui manifeste d'emblée une nette préférence sexuelle pour les garçons, tous les garçons- détourne le narrateur- si peu...- du sort qu'il s'est fait à lui-même: scénariste raté, chômeur enchaîné à une marmaille adulte encombrante et à une épouse trop blonde qu'il connaît trop bien, il se gargarise de projections héroïques, pourvoyeuses de symptômes dépressifs aggravés tant il s'illusionne sur sa capacité à se réinventer une liberté. A Rome, à tout prendre...
De fait, bien longtemps auparavant, Henry, au lieu de se tirer dans la capitale italienne pour y savourer les charmes multiples ( cafés serrés et brunes piquantes)de la Piazza Navona, s'est laissé dévorer tout cru par la machine de guerre de l'institution familiale, comprenez mariage et quatre vauriens d'enfants.

 A l'âge terrible de la perplexité, des renoncements qui taraudent et réveillent les ulcères, il comprend une chose:" J'avais besoin d'un chien."

 Ce chien, c'est Stupide: plus il prend de place et s'impose, plus la dynamique simplissime du récit s'accélère, à la façon d'une comptine grinçante: les enfants, un après l'autre, quittent le pavillon familial tandis que l'incompréhension, la fatigue et la frustration ensevelissent son couple. Assommé par la paix qui règne enfin chez lui, Henry ne cherche plus qu'un moyen d'échapper à la liberté qu'il fantasme depuis tant d'années.
Stupide va le lui fournir ( le premier chien gay du corpus, qui terrorise les femelles du quartier et n'a de cesse d'honorer tous les mâles du voisinage sans distinction d'espèces est bien sûr un alter ego d'Henry, comme lui " un clochard. Un individu socialement irresponsable, un fuyard.") d'une manière pas vraiment orthodoxe, pas vraiment inattendue non plus si l'on considère la misogynie accablante du roman... Jugez sur pièces.

"La truie souriante ne me quittait jamais des yeux; j'ai compris que nous allions nous entendre parfaitement. Assis sur la poutre supérieure de la barrière, j'ai regardé son groin s'enfoncer dans les tas de terre des taupes, son dos arrondi qui brillait comme une grosse perle au soleil. Elle dégageait des vibrations confortables de stabilité bourgeoise et de foi en le Saint-Esprit. Elle était ma mère ressuscitée. Le groin encroûté de terre, elle s'est langoureusement allongée sur le sol tiède. Stupide s'est laissé tomber à côté d'elle pour lui nettoyer la face. Je ne l'avais jamais vu aussi content. Ses blocages avaient disparu. Il y avait même de la douceur dans sa face d'ours. Et plus rien de sa lugubre mélancolie.
-Henry?
Je me suis retourné vers Harriet qui m'observait de a haie. Je lui ai fait signe d'approcher. Elle hésitait.
-Qu'y a-t-il?
Je lui ai encore fait signe.
Elle semblait gênée en traversant les mauvaises herbes et contournant la voiture jusqu'au corral. La truie et le chien étaient couchés côte à côte, les mamelles de la truie aussi flasques que des ballons dégonflés. Quand Harriet a découvert ce spectacle, quelque chose s'est effondré en elle. Je l'ai senti s'écraser au tréfonds de son être. Ses yeux ont quitté le corral pour se poser sur moi. Ils palpitaient de pitié, de confusion, de désespoir. Sans un mot, elle a fait demi-tour, puis est retournée vers la maison."


John Fante, Mon chien Stupide, Christian Bourgois,  1988, Paris.



dimanche 15 avril 2012

Marianne Moore, New-York ( poem).


la romance du sauvage,
agrégée là où nous avons besoin d'espace pour le commerce-
le centre de la vente en gros de fourrures,
étoilé de tipis d'hermine et peuplé de renards,
les poils de garde de deux pouces de long ondulants sur le cuir;
le sol jonché ici et là de peaux de biches-blanches avec des taches blanches
"comme des travaux d'aiguille en satin monochrome peuvent composer un motif varié",
et un duvet d'aigle flétri resserré par le vent;
et des barges de peau de castor; les blanches qu'avivent la neige.
C'est un cri lointain de la "reine couverte de bijoux"
et le galant avec le manchon,
du carrosse doré en forme de bouteile de parfum,
à la jonction du Monongahela et de l'Allegheny,
et la philosophie scolastique du désert.
Ce n'est pas l'extérieur de roman de gare,
les Chutes du Niagara, les chevaux calicots et le canoë de guerre;
ce n'est pas que "si la fourrure n'est pas plus belle que celles qu'on voit d'autres porter,
on s'en passerait bien"-
qu'évaluée en viande crue et en baies, nous pourrions nourrir l'univers;
ce n'est pas l'atmosphère de l'ingéniosité,
les peaux de loutre, de castor, de puma
sans armes à feu ni chiens;
ce n'est pas le butin
mais l'"accessibilité à l'expérience".
(1935)

Marianne Moore, Poésie complète, traduction T.Gilboeuf, José Corti, Paris, 2004.
Images: Helen Levitt.

Meret Oppenheim, Poèmes et carnets (1928-1985).


Si l'on croit connaître Meret Oppenheim, c'est d'abord grâce aux clichés de Man Ray, où parfois "solarisée", exposée nue au regard désirant du photographe, elle dévoile une plastique impassible, glacée. A l'exception de deux ou trois oeuvres désormais célèbres - dont "Le déjeuner en fourrure" ou "Ma gouvernante"- son travail reste à découvrir, du moins en France: ainsi sa "Fête de printemps", à Berne, servi sur le corps offert d'une jeune femme...et que Breton lui demande de rééditer pour l'exposition internationale du Suréalisme, Galerie Cordier.
 Voilà dix-neuf  ans Christian Bourgois accueillait dans sa belle collection " Détroits" (dirigée entre autres par J.C.Bailly) un recueil de textes que j'avais déjà feuilleté sans en garder un souvenir bien précis, ni enthousiaste; les friches de ma bibliothèque me l'ont remis en mains il y a trois heures...
Je m'y arrête:  quelques poèmes en allemand ou en français, puis une longue série de rêves notés, réécrits et parfois interprétés à la lueur de quelques connaissances en psychanalyse ou simplement, d'éléments biographiques. Ensuite une variation autour de la figure de Gaspard Hauser, et enfin,trois pages absolument magnifiques intitulées " Récit d'une expérience", l'expérimentation en question étant celle d'une ingestion de quatre comprimés de Theonacatl-psilocybine, le dix avril 1965. 
Sur les traces d'Henri Michaux - lui même avait expérimenté les effets de la mescaline et devait en tirer des graphes et des textes sismiques dont je n'ai jamais pu oublier l'impact-   Meret Oppenheim se livre là à un test psychotrope. Elle n'invente pas une langue - elle n'est pas poète- mais elle transcrit sobrement les flux, la temporalité particulière ouverts dans son cerveau et ses sens par l'absorption chimique; les méandres des images qui l'assaillent, la quittent; l'absence du corps, presque paralysé, réduit à l'inertie; le désir d'obscurité pour mieux recevoir les visions ou encore le bal des silhouettes pleines de sollicitude de ses amis attentifs.
Loin de l'exubérance de certaines oeuvres liées au surréalisme ce court texte donne toute sa cohérence au recueil en  se donnant à lire comme un autre versant de l'écriture onirique pratiquée par Oppenheim, comme tant d'autres artistes ou écrivains du vingtième siècle( Kerouac, dont il faudra reparler du "Livre des rêves"; Perec et ses "Boutiques obscures", et, un de mes livres cultes, le "Nuits sans nuits" de Michel Leiris), transformant avec constance chaque rêve, chaque texte qui le fixe, en tableaux fugitifs et secrets. Des poèmes comme des rêves donc, des rêves comme des hallucinations, des songes-tableaux...Tout s'enchevêtre dans une lente contradiction, au point de jonction entre les images préexistantes ( les images déjà là) et celles qui viennent de nulle part..."sous leur forme changeante et agitée".

"Les images sont pour la plupart des ornements animés qui arrivent par pulsations. Bien que je me rappelle encore maintenant sur le moment que ce produit originellement est tiré d'un champignon, que les Indiens l'utilisent afin, comme on me l'a raconté, en cette ivresse de contempler leurs dieux et la splendeur de leurs palais et de leurs villes anéanties, mes images se déplacent -dans la mesure où elles peuvent être situées géographiquement- quelque part entre la Chine et l'Orient et le Jugendstil. Beaucoup de Beardsley, de plumes de paon, de digitales. Et du Paul Klee, aussi. Des triangles et des quadrilatères plastiques. Fortement colorés, nettement desinés, mais d'un bariolage autre qu'inorganique, avec des luminosités rayonnantes. Parfois aussi il n'y a qu'une ou deux couleurs. A un moment tout n'est que perles.(...)J'essaie de penser à mes propres images, pour voir comment elles se comportent dans cet environnement. Elles se laissent incorporer aux visions, mais elles s'y tiennent comme des sculptures solitaires. Je me dis qu'elles sont proprement mortes, par opposition aux images animées qui les entourent. Je me demande à quoi cela peut bien tenir. Il me semble que si je peignais mes images "jusqu'au bord", alors elles obtiendraient cette liaison avec les images vivantes qui maintenant les entourent."
 
Meret Oppenheim, Poèmes et carnets, traduction par Henri-Alexis Baatsch, mai 1993, Paris.

vendredi 13 avril 2012

Meta Carpenter Wilde, Un amour de Faulkner.

C'est un livre de souvenirs que celui de Meta Carpenter, qui a tenu à laisser trace de son Faulkner...

 Tout autant que le récit de la longue liaison amoureuse qu'elle a entretenue avec le plus célèbre romancier américain du vingtième siècle, c'est un surprenant portrait de femme, qui vainc peu à peu, forcée par des sentiments qu'elle découvre profonds, les préjugés que faisaient peser sur elle son éducation sudiste, sa famille  rigoriste et sa condition de femme dans un milieu sulfureux, celui du cinéma hollywoodien d'entre deux guerres.

Fille du Sud, qu'un premier mariage vite liquidé débarque en Californie, Meta Carpenter rencontre William Faulkner en 1935. Elle est alors secrétaire d'Howard Hawks; Hawks a recours au romancier pour remanier le scénario de "The road to glory"... Elle refuse une première série de rendez-vous ( il est marié, a une réputation épouvantable de coureur et d'alcoolique), il s'obstine; elle s'émeut... Leur liaison, malgré ses interruptions, ses aléas, ses chagrins, dure une trentaine d'années. Pendant lesquelles, par deux fois, Méta se remarie -avec le même musicien juif allemand rencontré pendant une des longues absences de Faulkner, requis par son travail de romancier et par sa famille légitime.

Compétente, respectée, elle mène une  carrière professionnelle qui la conduit à retravailler aux côtés d'Howard Hawks, encore une fois, sur   "To have and have not"( "Le port de l'angoisse") en 1944. Et encore une fois, avec son amant terrible, requis par le cinéaste pour redresser un scénario mal engagé, distribuant ses feuillets au jour le jour à Bogart et Bacall à l'évidence in love with each other et à Hoagy Carmichael - Faulkner se rendant "spécialement" sur le plateau pour l'entendre chanter "Hong Kong Blues" ou "Baltimore Oriole".

De William " Bill" Faulkner, Meta relate les difficultés à se plier aux contraintes du métier de scénariste ainsi que son incapacité, pour des motifs pas toujours glorieux ( il s'agit de ne pas écorner son image) à quitter sa femme alcoolique et, partant, à lui abandonner la garde de sa fille chérie, Jill.

Certainement, son récit fait la part belle à la figure de l'Artiste dont les tourments, les addictions aussi, génèrent l'activité créatrice et il n'échappe pas non plus toujours aux schémas convenus de la passion "backstreet"...

Mais voilà, il laisse poindre autre chose que le seul panégyrique:  quand ce ne serait que l'arrière plan hollywoodien, le labeur des faiseurs d'histoires, le puritanisme sévissant au coeur du plus grand cloaque de la côte Ouest, ou l'ostracisme frappant ceux que l'on considère comme "déviants" ( l'alcoolisme de Faulkner lui ôte  toute possibilité d'obtenir un contrat honnêtement rémunéré)...

Le récit de Meta Carpenter, au delà du témoignage, laisse surgir une "intelligence" de ce qui a été vécu, plus ou moins réussi, en tout cas gagné sur le reste, que ce soit la dépression ou la mort. Dans un cadre ultra référencé ( des passages de "Mildred Pierce" ou du " Désenchanté" de Schulberg, des réminiscences de Ben Hecht se superposent sans cesse à la lecture), nous sommes invités à nous émouvoir d'une histoire, presqu'ordinaire, très humaine, de deux qui se rencontrent, et s'aiment cahin-caha.

Pour autant, que cette histoire-là l'emporte après coup sur la dimension problématique, datée il faut l'espérer, de la soumission culturelle - et pas seulement féminine - à la figure fascinante du génie...je n'en suis pas si sûre...


"Le vrai William Faulkner?"
Cela m'avait échappé. La stupéfaction respectueuse était un manquement à l'imperturbable détachement professionnel que je m'efforçais, pas toujours avec succès, d'affecter. On marchait littéralement sur les célébrités. A la cantine du studio, à l'heure du déjeuner, on pouvait tous les jours apercevoir des gens comme Will Rogers, Madeleine Carroll, Spencer Tracy, Janet Gaynor, John Boles, Charles Farrell, Loretta Young, Victor Mc Laglen et Edmund Lowe. Des écrivains prospères, dont beaucoup avaient des pièces de théâtre jouées à New York, passaient par mon bureau pour se rendre à celui d'Howard Hawks et, l'autre jour encore, il avait reçu la visite de Zoé Akins. Ma réaction, lorsque j'avais entendu le nom de William Faulkner, n'avait pas grand chose à voir avec l'homme de lettres- en ce temps-là surtout connu à Hollywood comme l'auteur de Sanctuaire-, mais était due à la brusque intrusion d'une image de mon adolescence: à treize ans, tremblante d'excitation dans ma longue robe de taffetas et vacillant sur mes premiers hauts talons, j'étais arrivée à Oxford (Mississipi), invitée par ma tante Lottie White et ma cousine Lottie Vernon, d'un an plus âgée que moi, à les accompagner au bal de la semaine de Pâques de l'année 1922. Quelqu'un- une parente, quelqu'autre jeune excitée en robe de fête ou un jeune homme bafouillant avec qui j'avais dansé sur la musique des Magic City Syncopators- avait parlé de William Faulkner, le vaurien de la ville, qui écrivait des histoires pas très convenables selon le jugement des honnêtes gens, montait à cheval comme un casse-cou, chassait avec la canaille et les nègres, et se souciait comme d'une guigne de l'opinion qu'Oxford avait de lui.
Je me l'étais alors imaginé grand, un beau ténébreux à l'air maussade, et voilà qu'il était devant moi, peu impressionnant, de très petite taille, un homme au nez busqué et pointu, à la moustache bien taillée, dont les yeux bruns luisants restaient fixés sur moi. 
"J'ai dans l'idée que c'est bien moi, ma'am, dit-il. En tout cas, je n'en connais pas d'autre."

Meta carpenter Wilde & Orin Borsten, Un amour de Faulkner, Gallimard, Paris, 1979.

samedi 7 avril 2012

Diane Arbus, lettre à Allan Arbus.


"Je ne pense pas que nous nous fassions du bien l'un à l'autre en ce sens que nous avons tendance à nous rappeler à chacun notre propre tristesse mais il y aura toujours quelque chose que tu fais pour moi que personne au monde ne peut faire.Merci infiniment."


 Diane Arbus, Une chronologie, 1923-1971, page 93, Editions Jeu de Paume / De la Martinière, 2011, Paris.

Photographe: Paul Kwilecki.

mardi 3 avril 2012

William Faulkner, Evangeline.

"Je n'avais pas vu Don depuis sept ans, et je n'avais pas eu de nouvelles de lui depuis six ans et demi, quand je reçus en P.C.V. le télégramme suivant: T'AI TROUVE UN FANTOME VIENS LE CHERCHER SUIS ENCORE LA QUELQUES JOURS."

Quelques cinquante pages plus tard, format poche, peu de nouvelles m'auront laissée sur cette impression d'un texte qui résiste,tant la trame est enchevêtrée sous les voiles du récit sudiste, de la ghost novel et de la tragédie morbide. Parce que la parole, non, les paroles, y sont systématiquement gênées, court-circuitées, par mimétisme peut-être avec la mémoire flottante, abîmée, de son héroîne- pour autant que la vieille noire en soit l'héroïne...

D'Evangeline, il n'est jamais mentionné le nom, l'identité; seule sa présence "absente" flotte au-dessus du  texte, réminiscence de Longfellow et de son poème sur la déchirure d'une femme séparée de son époux lors du "grand dérangement" d'Acadie; une déportation à l'origine de la présence cajun en Louisiane.

De quels secrets la vieille femme noire est-elle la gardienne,alors, elle qui veille et éloigne les curieux, attirés par la demeure des Sutpen, en ruines et pourtant d'apparence, hantée? Qu'est-ce que ce cerbère farouche dont il se dit qu'il a traversé les époques, que c'est le même chien que celui du fils de la maison, soldat pendant la guerre de Sécession? De quels drames dérobés à l'histoire, à la connaissance des autres cette demeure délabrée fut-elle le sinistre théâtre?

Il faut faire retour...

Henry Sutpen se  brouille de manière incompréhensible avec le prétendant de sa soeur; quatre ans plus tard  il ramène à Judith, en guise d'époux, un cadavre.
Une sale histoire que cette dernière balle qui a atteint Charles Bon... Sa bigamie n'y est pas étrangère, mais ne suffit pas à

tenir éloignées d'autres suspicions, plus troubles encore.

Car le chien, toujours lui, hurle à la mort. Et Henry Sutpen moribond, reclus pendant quarante années,  achève de se décomposer sur le tas des secrets familiaux.

Métissages inavoués, tabous sur le sang, la race, à demi délivrés par les paroles qui se croisent, sont à la toute fin du récit dégorgés par une image, une icône,enclose dans une boîte en métal, dont la serrure avait été martelée par Judith afin d'en empêcher l'ouverture. Boîte de Pandore réchappée d'un incendie qui ravage la maison Sutpen,et scelle la part maudite d'une mémoire familiale, historique.


"J'étudiai tranquillement le portrait: le visage lisse, ovale, sans défaut, les lèvres charnues, pleines, un rien relâchées, les yeux brûlants, somnolents, secrets, les cheveux noirs de jais imperceptiblement mais indiscutablement crépus- tous les sceaux indélébiles et tragiques du sang noir y étaient."

L'autre femme... la femme noire, l'ennemie, de sang, de rang, dans ce vieux Sud déliquescent et putride. L'ennemie dont on pouvait respirer la proximité encombrante; celle qui se tenait dans les cuisines, les champs de coton alentour, les granges; on la  reléguait parfois à la ville, à la Nouvelle-Orléans... ou bien elle restait, soeur bâtarde, aussi fidèle qu'un chien.

On nous avait mis en garde: " Vous saurez ce que je dirai. Ce que je dirai pas, vous le saurez pas." 

C'est qu'en Grec ancien, "témoin" se dit "martyr"...


images: Clarence John Lauglin.
Evangeline, William Faulkner,traduction Michel Gresset, Mercure de France, 1998.