mardi 1 mars 2011

Leonora Carrington, En bas.


  Comment introduire ce récit halluciné et méticuleux de la crise psychique vécue par Leonora Carrington alors que son amant, Max Ernst, était arrêté et déporté pour la deuxième fois dans un camp du Sud de la France? Au moment même où elle s'arrachait à leur havre de Saint-Martin d'Ardèche  pour entrer de plein fouet dans la débâcle et découvrir une Espagne terre de cauchemar.

 "Le mieux: ne pas commencer, s'approcher par où l'on peut." (Julio Cortàzar)

 De l'auteur elle-même que retenir, sinon que "jeune fille Ravissante", elle s'affranchit tôt de son milieu familial pour s'engager dans une carrière de peintre et d'écrivain. Leonora fut en effet présentée à la cour du roi George , un cliché photographique en a gardé trace qui figure dans le numéro 4 de la revue VVV. Ce fut la première publication de Down Below,en 1944. D'une réception donnée en son honneur au Ritz, reste un conte macabre et hilarant, La débutante, dans lequel il est question d'une jeune fille, d'une hyène malodorante, d'un masque de peau humaine et de dévoration... Seule femme surréaliste à figurer dans l'Anthologie de l'humour noir du pape Breton, "la mariée du vent" se dépouilla de sa maison d'Ardèche et de tous les objets qu'elle contenait, à l'exception d'une valise en cuir. Sur un rectangle de métal, un seul mot: "Révélation".

 Introuvable dans son édition originale de 1945 en français - saluons au passage la belle collection d'Henri Parisot, "L'âge d'or", chez Flammarion- tout autant que dans sa réédition par Eric Losfeld en 1973, En bas est un texte d'une cinquantaine de pages, accompagnées d'une étrange carte manuscrite. Pour le distinguer de la cohorte de récits plongeant au coeur du désordre psychique et de son corollaire, l'enfermement asilaire, il faut savoir les circonstances de son élaboration: trois ans exactement séparent les faits de leur relation par écrit, encouragée par Jeanne Mégnen, l'épouse du psychiatre Pierre Mabille, auteur d'une anthologie au titre séduisant, Le miroir du merveilleux. C'est à lui que s'offre le récit, "le plus clairvoyant", le médecin idéal que, malade, Leonora Carrington n'aura pas rencontré.

 Car En bas, ou Abajo ou Down below, qu'on l'appelle comme on voudra, est un texte exorcisme, urgent - il se déploie sur cinq journées- qui force le lecteur à descendre, carte en mains, avec Leonora Carrington dont le projet n'est rien moins que de "voyager de l'autre côté de cette frontière en (se) conservant lucide". Alors seulement, tels des spectres effrayants, se succèdent les étapes implacables de son "expérience" : le corps qui se coince, l'exaltation irrépressible, les épisodes délirants, la toute puissance du père et de ses alter-ego - Van Ghent le nazi aux pouvoirs hypnotiques et les deux docteurs Moarles, père et fils-, l'arrivée à Santander "livrée (...) à l'état de cadavre", les piqûres de Cardiazol, la catalepsie, l'entente magique avec les animaux, encore le Cardiazol, et la peur, la solitude...

 Une seule lueur, un seul désir. Rejoindre le pavillon numéro sept, au centre de la carte tracée à main levée, et pour cause... un énorme soleil noir encordé à un corps de femme. S'y abritent une chambre, une bibliothèque...Là, en bas...

23 août 1943
 C'était le premier moment d'identification avec le monde hors de mon corps. J'étais la voiture. La voiture se coinçait à cause de moi, parce que j'étais moi-même coincée entre Saint-Martin et l'Espagne. J'étais horrifiée de ma puissance.(...)

24 août 1943
 Quand je m'asseyais à une table avec d'autres personnes dans le salon de l'hôtel Roma, j'entendais vibrer les êtres aussi clairement que des voix;(...) il n'était plus nécessaire de traduire les bruits, les contacts physiques ou les sensations en termes rationnels ou en mots. Je comprenais chaque langage dans son domaine particulier: bruits, sensations, couleurs, formes, etc... Chacun d'eux trouvait sa correspondance jumelle en moi et me donnait une réponse parfaite.(...) Je m'adorais à ce moment-là, je m'adorais parce que je me voyais complète - j'étais tout, tout était moi. (...)

25 août 1943
 Une nouvelle époque commence alors avec la journée la plus terrible et la plus noire de ma vie entière. Comment pourrai-je écrire cela quand j'ai peur, seulement, d'y penser? Je suis terriblement angoissée et pourtant je ne peux pas continuer à vivre seule avec ce souvenir... Je sais que lorsque je l'aurai écrit, je serai délivrée. Vous devez savoir, ou bien je serai persécutée jusqu'à la fin de mon existence. Mais pourrai-je exprimer l'horreur d'une telle journée par de simples paroles? (...)


26 août 1943
 J'étais moi-même le poulain blanc. (...)


27 août 1943
 Je lui parlai de mon pouvoir sur les animaux. Il me répondit sans ironie:"Le pouvoir sur les animaux est chose naturelle chez une personne aussi sensible que vous..." Et j'appris ainsi que le Cardiazol était une simple piqûre et non un effet de l'hypnotisme, que Don Luis n'était pas un sorcier mais un bandit, que Covadonga, l'Egypte, Amachu, la Chine étaient des pavillons où l'on soignait les fous et qu'il m'en fallait sortir au plus vite. Il désocculta le mystère qui m'enveloppait (...).


Leonora Carrington, En bas, Eric Losfeld, collection "le désordre", n°20, 1973.

2 commentaires:

  1. pour en savoir plus... lire "Max et Leonora" de J.Roche, ainsi que "Femmes psychiatrisées, femmes rebelles" de Martine Delvaux.

    RépondreSupprimer
  2. Le texte de M.DELVAUX est une publication de l'institut Synthélabo dans la collection "Les empêcheurs de penser en rond"... L'auteur enseigne à l'université du Québec à Montréal.

    RépondreSupprimer