lundi 27 juillet 2015

Allons nous baigner...


... et ensuite, séchés par le soleil, ouvrons quelques livres. Laissons-nous porter au gré des lectures, de celles qu'offre la bibliothèque, ou pour les chanceux, la bouquinerie du coin - sans préalables, sans réserves. C'est l'été.


Ici ce sera forcément un va-et-vient entre nouveautés et relectures, au calme, de textes qu'on languit de retrouver, sans oublier, à la faveur d'un festival de poésie méditerranéenne, une ou deux perles rares...

Henry MILLER / Un diable au paradis/ Crazy cock 
Philippe ANNOCQUE / Mémoires des failles (éditions de l'Attente)
Dylan THOMAS / Portrait de l'artiste en jeune chien (Points)
Vanda MIKSIC / Sels ( L'Ollave éditeur)
Olivier ROLIN/ Le météorologue (Seuil)
Emily DICKINSON / Lettres aux amies (J.Corti)
Carson MC CULLERS / Le coeur est un chasseur solitaire (Poche)
Juliette MEZENC/ Elles en chambres ( éditions de l'Attente)
Stanislas RODANSKI / Rêves ( L'Arachnoïde)
Yoko TAWADA / Journal des jours tremblants (Verdier)
Rose AUSLANDER / Blinder Sommer (Ancrage &Co)




 

 

jeudi 23 juillet 2015

AKIRA YOSHIMURA / La guerre des jours lointains

Entrelaçant les motifs personnels et ceux plus larges, de l'Histoire de la Seconde Guerre Mondiale dans le Pacifique, côté japonais, cette "Guerre des jours lointains" semble tout entière écrite en résonance aux mots de Sebald:
 
"La destruction totale n'apparaît donc pas comme l'issue effroyable d'une aberration collective mais comme la première étape d'une reconstruction réussie."

L'histoire de Takuya Kiyohara, bouleversante, est celle d'un officier en fuite d'île en île, le long  de l'archipel. Obsédé par la nécessité de disparaître, de se muer en quelqu'un d'autre et mobilisant toute son intelligence et son énergie dans ce but, le jeune homme est entravé par les déplacés errant dans un Japon dévasté, en flammes. Succession irritante et angoissante de retards, d'attentes  dans des lieux dévolus au voyage, tout au moins au mouvement: quais, halls de gare, débarcadères débordent de réfugiés et ne répondent que faiblement aux exigences de  déplacement de qui doit se cacher des regards inquisiteurs. Des obstacles, des ralentissements à la fois inhérents à la situation du Japon en 1945 et comme surgis du psychisme sous haute tension d'un personnage en quête de disparition qui fonctionnent, dans le premier tiers du récit, comme parfaits principes d'oppression...

Ce fil du réel que l'auteur dévide est lesté dès le départ par le plomb d'une probable condamnation à mort: le jeune homme confronté à un sort injuste, difficilement compréhensible à l'aune des "lois de la guerre" dans ce pays défait, humilié et en proie à une totale confusion ne s'en sortira pas. Les informations récurrentes dans les journaux qu'il parvient régulièrement à se procurer martèlent son exil de nouvelles implacables, qui l'enserrent jusqu'à l'issue immanquable. Les procès annoncés se tiennent, les exécutions capitales affichées pour répondre à l'occupant-vainqueur ont lieu, sans que soit jamais interrogée, directement - il est trop tôt, et la triangulaire des relatons Chine-Japon-USA évoquée ailleurs par W.T.Vollmann, joue déjà son rôle - la responsabilité de ce même occupant. 
Dans l'extrait qui suit, Takuya Kiyohara découvre l'impact des bombardements qui ont suivi de près les largages des deux bombes atomiques. C'est une vision d'horreur.

 "Le passage d'avions ennemis avait été enregistré à 3h30 du matin. Il s'était écoulé sept heures et quarante minutes depuis le début de l'intrusion. Il voulait connaître la situation à l'extérieur de la salle de opérations militaires.
Ayant confié le reste du travail à ses subordonnés, Takuya sortit, avança rapidement dans le couloir éclairé. Il ouvrit la lourde porte métallique à deux battants, se retrouva au centre d'une étrange rumeur. L'air était chaud. Devant lui s'étendait un monde écarlate. Les arbres, le bâtiment du quartier général, le sol, tout était rouge. Le vent soufflait en rafales, les branches étaient secouées et les feuilles arrachées volaient en tous sens. (...)

Son visage était chaud comme s'il avait été brûlé.
La fumée qui arrivait lui faisait mal aux yeux. Il n'y avait ni installations militaires ni usines d'armement en ville, l'escadron de B29 avait largué ses bombes incendiaires avant de repartir en sens inverse dans l'unique but de réduire en cendres les habitations et de massacrer les habitants. Il réalisa que la scène qu'il avait sous les yeux s'était répétée dans un certain nombre de villes de toute les régions du Japon, précipitant de nombreux civils vers la mort."

Poursuivi et jugé pour avoir fait partie d'un peloton d'exécution le quinze Août, jour de la déclaration de l'empereur sur la capitulation du Japon et pour s'être rendu coupable d'une décapitation sur un aviateur d'un escadron de B29 responsables des bombardements massifs évoqués plus haut, sur ordre de son commandement, l'officier Kiyohara découvre que les règles ont changé, que les autorités militaires, intouchables, trahissent leurs troupes et avancent sur ce nouvel échiquier de la conciliation avec l'Amérique, en première ligne, de jeunes soldats incrédules: ce pour quoi il avait ressenti de la fierté, ce qui avait pu consolider son attachement à la patrie s'écroule sous le double coup des accords de Postdam, marqueur de la défaite du Japon et celui de la lâcheté des cadres dirigeants. Seront poursuivis et exécutés ceux qui se seront compromis dans des exactions sur les nouveaux alliés dans la reconstruction- entendre les américains, et il sera facile de prétendre que ces actes odieux sont le fait de jeunes excités, débordés par leur haine. 

La guerre est donc à peine achevée que, sur les décombres fumants, dans l'encombrement des voies de circulations par terre et mer, et dans le désordre des villes calcinées, en ruines, Takuya Kiyohara fuit, muni de fragiles faux papiers et de son arme, dérisoire substitut d'un foyer rassurant, dernier vestige d'une stabilité illusoire. 
Rien ne dure. Tout réel peut se retourner comme un "gant de peau". 
Que faire? Bien sûr la pensée du suicide affleure à chaque pas, comme une ombre qui s'alourdirait, se densifierait au fil de la lecture sans que jamais elle ne l'emporte sur la solution: être capturé et s'en remettre, enfin, à d'autres. 
Parce qu'il ne pouvait en réchapper autrement qu'en cédant, Takuya Kiyohara ne tente pas le moins du monde d'éviter les policiers qui se présentent sur son lieu de travail, où s'est esquissé pour lui un frêle erzatz de vie: une fabrique de bois d'allumettes. 

La fin est terrible - d'une sobriété terrible. Alors qu'il est condamné à la prison à vie,  les conditions d'enfermement évoluent, sa peine est commuée, sous l'effet des modifications de la politique internationale...  Après neuf ans de détention, une libération vaine: "A sa sortie, il n'éprouva aucune joie",  n'étant déjà plus de ce monde, et comme amnésique, engouffré malgré lui dans un présent où les cartes ont été rebrassées selon un ordre inconnu, qui ne fait pas de place aux ombres du passé.

Akira Yoshimura, La guerre des jours lointains, traduit par Rose Marie Makino-Fayolle, Actes Sud, Babel, 2004.

WILLIAM T. VOLLMANN / Pourquoi êtes-vous pauvres?

 Extrait / 

" Vous rêvez de quel avenir?
L'espoir a la vie dure, dit amèrement Elena.
L'espoir c'est qu'on puisse trouver un boulot de gardien et après ça trouver un logement, dit sa mère. Ils ne nous ont rien proposé...
Elena dit: Je retournerai à l'université pour étudier. Je travaillerais d'abord. Je m'intéresse à l'anglais.
Quelle est ton expression américaine préférée?
Fuck you.
Mots qu'elle énonça de manière presque inintelligible.
Cette expression, dit sa mère, est proportionnée à la vie que nous menons.

Tout le monde dans la famille était pâle.
(Ils m'écrivirent leurs noms comme suit:
Sokolov, Nikolaï Vassilievitch, 57 ans
Sokolova, Nina Leonigovna, 58
Sokolova, Elena Nokolaïvna, 30
Sokolova Marina Nikolaïevna, 30
Geramilieva, Oksana, 81)

Nina, qui nous raccompagna, l'interprète et moi, jusqu'à la station de métro, déclara qu'elle n'avait pas peur de sortir seule le soir pendant l'hiver. Pendant les nuits blanches, elle se sentait très exposée. Elle n'avait ni la télévision ni la radio ni les journaux. Elle ne voulait rien avoir à faire avec le monde. Et dans ces rares moments où nous avons été seuls avec elle j'ai commencé à comprendre à quel point elle était éloignée de moi, comme j'avais déjà senti que l'était son mari; je ne peux pas dire qu'ils étaient perdus, parce qu'ils savaient où ils étaient; ils étaient ailleurs; ils étaient pauvres; c'étaient des morts-vivants.
J'embrassai sa main froide et pâle pour lui dire au revoir."

W.T.Vollmann, Pourquoi êtes-vous pauvres?, Actes Sud, Babel, 2010.


vendredi 10 juillet 2015

TOMMASO DI CIAULA / "Tuta Blu" ( Bleu de travail)


Une langue droite comme un direct dans la figure, rythmant la prose sèche, heurtée, de ce bref et unique opus d'un auteur que l'école n'a pas informé ( il fut recalé à trois reprises à l'examen d'entrée au collège!), ouvrier tourneur dans une usine d'Italie du Sud, près de Bari- et la publication de son témoignage n'y a rien changé.  

Un texte qui halète, paragraphe après paragraphe, sans aucun des rouages huileux articulant idées/ exempla dans les récits respectueux des règles classiques d'une rhétorique éculée. Parce que dire les nouvelles formes de violence d'un réel inédit exige d'être à bout de souffle. Aller droit à ce qui choque, impressionne rétine et sens, excite et fait bouillonner le sang. 
Tout du long de ces 180 pages, se mettre dans la roue d'un qui a fait durant des années comme une seule et terrible journée de travail à l'usine, à la chaîne, voilà l'expérience à laquelle le lecteur se soumet. Une journée qui dure le temps d'une vie, en ( bête de ) somme, où les temps modernes ont su tuer ce qui était beau, et simple, et accessible à tous, surtout aux "sans-rien", auxquels on a ôté même le contact d'une nature consolatrice...


" A vol d'oiseau la mer est tout près, on peut la voir en montant sur le toit en fer des ateliers. C'est une mer bleue, robuste, puissante. Quand elle est agitée on peut même voir ses vagues écumeuses, c'est une mer qui met le coeur en joie, mais si on s'approche on aperçoit tout de suite que c'est une mer morte; goudron, ordures et mazout la tuent jour après jour, il n'y a plus de poissons, il n'y a plus les crevettes ni les baveuses que nous pêchions quand elle était propre. "

Epuisement quotidien des journées de labeur en usine, des luttes récurrentes vouées à l'échec, ouvriers contre chefs, ouvriers contre services sociaux, médecins incompétents, sourds aux requêtes: toujours il est question - et comment pourrait-il en être autrement? - de corps exténués, d'esprits abrutis, peinant à penser, de leur obsession de l'accident, de la peur, pour soi, pour les autres - du camarade de chaîne aux enfants qu'on laisserait, orphelins miséreux.

Mais au-delà de la plainte, de l'élégie, reste le politique. Et ce n'est pas la moindre qualité de cette "bombe" cassant "des siècles de silence" que de convoquer, sans cesse, la dimension collective, la force de résistance et d'opposition, qui, sitôt activée, mise en mouvement, ressoude et réconcilie. L'Italie des années soixante, ses émeutes, son énergie révolutionnaire est davantage qu'un spectre auquel se frotte sans cesse l'expression de "classe ouvrière". Plongée dans cette mer de mots bruts, sincères, celle-ci  est comme revivifiée, regonflée de son importance et du poids d'une histoire non finie.
Alors oui, il faut lire Tommaso Di Ciaula et son texte qui s'accorde, avec presque quarante ans d'avance, à cette Italie du Sud aux rivages détruits par les promoteurs immobiliers où (s')échouent migrants, visions idylliques, rêves de vies faciles, représentations périmées d'une Europe qui veut si peu exister. 
De grèves en manifestations, de refus d'obéir aux restructurations assassines que portent des contremaîtres "aux ordres" en constats d'amertume, "Tuta Blu" réinvestit la langue et le réel d'un vocabulaire simple, exigeant. Liberté des corps, puissance du désir, solidarité et revendication rageuse de l'élargissement des possibles pour toutes les vies passées à l'encan des chaînes de production. Autel sur lequel, encore, sont sacrifiées les existences des plus fragiles, des plus pauvres, partout.

Extrait:
"Ce soir, la neige. Avant-dernier dimanche de novembre, il y a des années qu'il ne neigeait pas dans les Pouilles au mois de Novembre. Je jette un coup d'oeil aux journaux: Pirelli licencie 1380 travailleurs, L'Innocenti de Lambrate veut fermer complètement, d'autres grosses usines hésitent entre fonds de chômage et licenciement. Comme une épidémie. Dans la péninsule les patrons jouent au chat et à la souris, les uns ferment, les autres ouvrent, les uns ouvrent à moitié, les autres ferment à moitié, les uns se cachent, les autres réapparaissent. En attendant, l'hiver s'annonce rigoureux, et ces messieurs veulent nous jeter à la rue. Ils veulent nous mettre à la porte des usines parce que nous ne sommes pas gentils. Dans les usines, nous crevons, ils nous intoxiquent, ils nous abrutissent, ils nous sucent le sang, et ils veulent les fermer comme si c'était le paradis.
(...)
Cependant la neige tombe, une neige insolite. Jusqu'au mois dernier, on allait en bras de chemise, dans le parc communal, le soir on dormait au grand air et à la lumière des réverbères ou sur les bancs. L'été a été très chaud, sec, pas même une goutte d'eau, la poussière étouffait les sentiers de campagne et même les cigales se taisaient. Elles aussi chassées par la puanteur de merde, d'ordure, par les égouts à ciel ouvert qu'on appelle ici des "marranes". Pauvre Sud, Sud pisseux, avec ces salauds qui spéculent sur nos indécisions, nos désordres, nos amertumes, nos fureurs qui durent peu, l'espace de quelques heures, de quelques minutes."
 

Tommaso Di Ciaula, "Tuta Blu" ( Bleu de travail), traduction de Jean Guichard, Actes Sud, 1982.