jeudi 11 juin 2015

E.M. FORSTER / La machine s'arrête

http://www.lepasdecote.fr/wp-content/uploads/2014/06/9791092605051.jpg "Imaginez, si vous le pouvez, une petite chambre de forme hexagonale, comme l'alvéole d'une abeille."                           Un lieu clos, tel un cocon, envelopperait les corps des humains d'une ère à venir et répondrait à leurs moindres désirs et besoins... Anachronisme prêtant à sourire des bras mécaniques, pivotants, des boutons et pistons tapissant les murs de ce qu'il convient d'appeler une cellule (on pense aux "Cells" menaçantes de Louise Bourgeois...), des sols qui se réhaussent et recueillent des literies escamotables.                     Pourtant,  au-delà d'un imaginaire apparemment désuet, la nouvelle de Forster ( parue en 1909) pose d'une manière assez sidérante et absolument contemporaine les principes d'un monde déjà là, étrangement familier. Mis en images par la fiction cinématographique (incontournable Matrix), et se situant, en littérature, quelque part du côté des rhizomes et autres terriers kafkaïens.

En trois plongées, trois saccades, nous voilà engagés dans la découverte d'un monde des ténèbres. Là, une humanité littéralement enfouie ne peut plus concevoir le contact direct. Plongés dans un au-delà de la "physique", hommes et femmes trouvent obscène, terriblement éprouvant d'être confrontés à la matière ( corps et voix d'autrui, lumière du soleil, odeurs) quand il est si simple de s'en tenir à la télécommunication et à la pensée, la connaissance- filtrées:
"Les idées de première main n'existent pas vraiment. Elles ne sont rien de plus que des impressions physiques produites par l'amour et la peur, et qui pourrait ériger une philosophie sur cette base grossière? Faites-en sorte que vos idées soient de deuxième main, et si possible de dixième main, car elles seront alors très éloignées de cet élément perturbateur: l'observation directe."

Au coeur de ce monde, une mystérieuse Machine, une construction humaine qui sur-agit et se développe monstrueusement, au point de se nourrir de ceux qu'elle maintient en état de servitude: " Nous ne sommes rien de plus que des globules sanguins circulant dans ses artères."Prise en charge des besoins élémentaires de l'espèce grâce à un réseau densifié de services; tissage d'un voile d'uniformité qui étouffe la planète; soumission, enfin, des corps et des esprits dans un double mouvement d'aliénation aux technologies et à la falsification du réel tandis que la circulation des informations est devenue instantanée et sur-valorisée avec des cycles de conférences universelles prises en charge par divers membres de la communauté (le MOOC déjà!) à tout moment ( FB, Twitter et le 24/7!).  Voyages,  déplacements spatiaux sont bien sûr obsolètes: il n'y a plus rien à découvrir.

" A quoi bon se rendre à Pékin alors que ce serait exactement comme à Shrewsbury? pourquoi retourner à Shrewsbury alors que ce serait exactement comme à Pékin? Les hommes déplaçaient rarement leur corps; toute l'agitation était concentrée dans l'âme."

Ainsi les personnages, une fois délivrés de la Machine - elle s'arrêtedans un mouvement d'épuisement auto-généré- et de la terreur du "sans-abrisme" dont cette dernière les menaçait en cas d'attitude "dissidente",  renouent, dans une proximité de comportement avec des insectes désemparés, avec une mortalité brutale et un réel devenu insupportable: 

" ... avec l'arrêt de l'activité vint une terreur inattendue: le silence. Elle n'avait jamais connu le silence, et son irruption la tua presque; il tua d'ailleurs plusieurs milliers de personnes sur le coup." 

E.M.Forster, La machine s'arrête, traduction de Laurie Duhamel, aux éditions le Pas de côté, juin 2014.









lundi 1 juin 2015

ELENA PONIATOWSKA / La nuit de Tlatelolco, histoire orale d'un massacre d'Etat (extrait)


" J'ai soudain décidé de ne plus me soucier de savoir si les discussions préalables commencent ou pas, si quelqu'un s'y oppose avec des arguments absurdes, s'ils virent Cueto ou libèrent les prisonniers: toi, tu es loin et tu n'es même pas au courant de ce qui se passe ici; et moi je pourrais être avec toi, être comme toi, mener une vie consacrée à mon métier, à un champ restreint que je connaîtrais parfaitement, absorbé par les dernières recherches et découvertes publiées dans les revues spécialisées.
J'ai senti s'effondrer les domaines les plus importants pour moi ces dernières années. Les dernières notes de la mélodie s'étaient tues, mais moi je continuais à l'entendre, cette mélodie, pas dans ces doux sons de cloche mais durant cet été-là.
Je l'entends autour de toi, chantée au grand jour, sous le soleil, lorsque la mer inspire confiance et qu'un bateau blanc couvert de drapeaux peut y entrer; je l'entends la nuit, quand je marche près de toi et que la Grande Ourse se détache de l'horizon, les vagues laissent d'étranges lumières phosphorescentes sur le sable et je m'aperçois que tu as encore du sel sur tes épaules sombres; je l'entends en ce moment-même, alors que les cloches viennent de s'arrêter, et je me sens douloureusement séparé de toi et de ce que tu as signifié. Je me suis levé, ébranlé par le sentiment qu'un monde s'écroule, mon monde, dans lequel tu étais, toi et cet été-là, et ce soleil aussi, et que nous ne pourrons le retrouver, tout comme l'âge que nous avions. "

___ Luis Gonzales de Alba, délégué de la faculté de philosophie et de lettres au CNH, prisonnier à Lecumberri

La nuit de Tlatelolco, Elena Poniatowska, éditions CMDE, Août 2014.