dimanche 28 décembre 2014

DINO CAMPANA / La journée d'un neurasthénique ( extrait)

"(Au café) La Russe est passée. La plaie de ses lèvres brûlait dans son visage pâle. Elle est venue et elle est passée portant la fleur et la plaie de ses lèvres. D'un pas élégant, trop simple trop conscient elle est passée. La neige continue de tomber et fond indifférente dans la boue de la rue. La petite couturière et l'avocat rient et bavardent. Les cochers emmitouflés sortent la tête de leurs cols comme des bêtes stupéfaites. Tout m'est indifférent. Aujourd'hui ressort tout le gris monotone et sale de la ville. Tout fond comme la neige dans ce bourbier: et je sens qu'est douce cette dissolution de tout ce qui nous a fait souffrir. 
D'autant plus douce que bientôt la neige s'étendra inéluctablement en un linceul blanc et alors nous pourrons reposer dans des rêves plus blancs encore.
Il y a un miroir devant moi et l'horloge bat: la lumière m'arrive des portiques à travers les rideaux de la vitre. Je prends la plume: j'écris: quoi, je ne sais pas: j'ai du sang sur les doigts: j'écris: " dans la pénombre l'amante s'agrippe au visage de l'amant pour écorcher son rêve...etc." "


Dino Campana, La journée d'un neurasthénique, Harpo&, 2012.

Photographie: Asja Lacis

jeudi 25 décembre 2014

VICKI BAUM / Grand Hôtel

"... Otterrnschlag prit les journaux et les cigarettes que le boy lui avait choisis. Il paya, mit la monnaie  sur la petite table et non dans la main du chasseur. Il maintenait toujours une certaine distance entre lui et les autres- mais sans qu'il s'en rendît compte. La moitié de bouche qui lui restait intacte esquissa même un vague sourire quand il déplia les journaux et commença de lire; il en attendait quelque chose qui ne viendrait point, pas plus que ne viendrait pour lui ni lettre, ni télégramme, ni message. Il était affreusement seul, vide et retranché de la vie. Il arrivait qu'il se l'avouât tout haut. "Affreux!" se disait-il parfois, arrêtant de marcher sur le tapis rouge framboise et subitement effrayé par cette solitude. "C'est affreux. Pas de vie. Aucune vie. Où donc se cache-t-elle? Il n'y a rien. Il ne se passe rien. Quel ennui! Tout est vieux... mort... c'est affreux." Autour de lui, tout n'était que mirage. Ce qu'il touchait s'évanouissait en poussière. Le monde n'était que matière friable, insaisissable, inconsistante. On tombait de néant en néant; on ne portait que ténèbres au fond de soi."

Trois cents pages pour dire "l'agitation bruyante du siècle", le ballet épuisant des destins catastrophiques d'hommes et de femmes brisés par avance, hoquetant des vies vouées à l'échec, à la trahison. Vicki Baum a écrit là le roman des chambres, des coulisses feutrées d'un palace sis au coeur du Berlin des années de crise, le roman des amours croisées, vénales ou naïves, poignantes et toujours ratées. Tourbillonnant sur fond de jazz ou de danse de salon, de suites présidentielles en chambres minables encaissées au fond d'un corridor, de mystérieux clients, habitués ou inconnus, affluent de part et d'autre de la porte à tambour. Tout près, trop près d'eux chasseurs, femmes de chambre, détective du Grand Hôtel les enveloppent d'une attention à double tranchant. Chacun recèle un secret, un fâcheux non-dit, une autre vie... Chacun lutte férocement  , contre lui-même bien souvent, et court à sa perte, de façon attendue et sinistre, n'était la fascination qui se dégage de cette danse macabre, dont l'expressionnisme n'a pas échappé à E.Goulding: Garbo et Crawford tiennent les rôles principaux de l'adaptation cinématographique, excusez du peu... 

Vicki Baum, Grand hôtel, Phébus, 1997 (traduction) ; première édition 1929.