J'ai acheté "Le jour avant le bonheur" sur la foi d'un mot étrange, biscornu. "Pastepatane". En fait, le nom d'un plat pauvre,rugueux, un plat pour "caler" l'estomac dont j'avais fini par me persuader que j'avais dû l'inventer...
Derrière ce mot-là: mon enfance, mon père et ses récits d'une existence fruste sur la plage, à vivre de la pêche à la traîne,dans une économie de gestes et de mots, dans une grande liberté aussi, avant que le progrès ne contraigne les familles pauvres de pêcheurs, pour la plupart des immigrés italiens, à une vie plus misérable, entre les murs... Ce qu'en vérité je n'ai jamais connu, nul besoin: le récit m'en suffit tant il est juste que "le napolitain est un roman, il fait ouvrir grandes les oreilles, et les yeux aussi." "Tu dis quelque chose et on te croit". Quoi de plus normal pour la langue d'une ville au nom de sirène?...
Hors de la librairie, j'ai feuilleté le livre. Impossible de retrouver le mot. Il avait disparu. Effacé. Et moi, happée par ce seul hasard, j'ai renoué avec un auteur découvert et lu avidement tant qu'il publiait chez Rivages des livres aux titres énigmatiques. Depuis "Trois chevaux"- un des livres que j'ai le plus offert autour de moi- et "Essais de réponse", aux pages lumineuses, je m'étais détournée.
Je suis une lectrice contradictoire: j'ai souvent lu pour "écarter les murs",et les livres m'ont parfois évité de me sentir étranglée. Mais je lis aussi, de plus en plus peut-être, pour me retrouver, à la recherche d'une identité dont les contours incertains se renforceraient des mots de quelques autres...
Parmi eux Erri de Luca me touche particulièrement en ce qu'il m'évoque un monde à la fois familier et disparu. Ce lecteur assidu de l'Ancien Testament pèse chaque mot, chaque syllabe d'un dialecte napolitain qui, rugueux et enchanteur, délivre les clefs d'un itinéraire, celui du personnage principal, mais peut-être bien aussi celui de tout homme. Ainsi d'une ligne qui oeuvre tout au long du récit et qui, remontée à la surface du texte nous rappelle:
"T'aggia'mpara e t'aggia perdere." Je dois t'apprendre et je dois te perdre. Entre deux, un enfant devient un homme. Un de ceux-là qui parlent droit, qui agissent droit- c'est la même chose.
Comme souvent chez Erri de Luca, "Le jour d'avant le bonheur" explore des traces personnelles: enfants roués de coups, mourant de la brutalité des pères dans la Naples d'après-guerre, cette ville fauve; livres précieux dans lesquels "(la) tête apprenait à puiser la lumière"; gestes de la pêche, silencieuse et dense; et toujours, le désir puissant d'apprendre et la reconnaissance: "Il y avait une générosité civique dans l'école publique, gratuite, qui permettait à un garçon comme moi d'apprendre." "ses récits devenaient mes souvenirs. je reconnaissais d'où je venais (...) Il m'avait transmis une appartenance."
"Je cherche cet endroit et cette fenêtre depuis un an. Je voulais me rappeler ce que je voyais. Et en fait, je me suis rappelé ce que je n'avais jamais entendu, mon nom dit par toi."
"Entre tous les manques de mon enfance, j'étais resté attaché au plus fantastique, un baiser d'Anna. Ce qui revient à une enfance, une famille, ne m'a pas manqué. Je m'en suis passé, comme beaucoup dans l'après guerre. Aucune mélancolie, plutôt la liberté de décider du temps de mes journées, sans montre au poignet. (...) De toute cette enfance, j'ai choisi le manque de la petite fille aux vitres.
Quand elle avait disparu de là, la vie s'était rétrécie comme une petite cage."
Erri de Luca, Le jour avant le bonheur, traduit par Danièle Valin, Gallimard, 2010.
texte subjugant et magnifique...
RépondreSupprimer