mardi 15 mars 2011

Kobayashi Issa (1763-1827)

68.
Les blanches deutzies la nuit
éclairent
jusqu'à la chambre

171.*
Ce monde de rosée
est un monde de rosée
et pourtant et pourtant...

210.
Seul je suis mon chemin
j'écris sur un mur
soir d'automne

Kobayashi Issa, Ora ga haru / Mon année de printemps (1819), Cécile Defaut éditions, 2006.

* Sa fille Sato, âgée de deux ans, vient de succomber à la variole.

samedi 5 mars 2011

Dix introuvables...

 Il est une pratique à laquelle je m'adonne avec une constance parfois inquiétante... la confection de listes.  Celles qui me procurent une grande satisfaction ont à voir, ce n'est pas une surprise,  avec la lecture et l'acquisition de livres: ceux que je lis, ceux que j' achète, les titres découverts chez des amis - à l'instar de Leonard Michaels les livres aperçus chez les autres me semblent irrésistibles...- et ceux à rechercher sans faillir... 
 De mars 2010 à Mars 2011, j'ai scrupuleusement tenté de me procurer certains ouvrages introuvables... En voici dix parmi lesquels certains ont rejoint les piles familières... en désordre, pour le plaisir...


Carnet de bal d'une courtisane, Griselidis Real, Verticales, collection Minimales, 2005.


Ceci est en quelque sorte un testament.(...) La vie, c'est-à-dire son bord ultime, m'a rattrapée, en un dernier défi, peut-être pour avoir trop vécu. Impressionnant carnet de rendez-vous où les pratiques, les façons, les particularités de chaque client de G.R. dite Solange, sont collectées implacablement. Ce qui est révélé ici de la prostitution comme Art, Science laisse étourdi et muet- sauf si l'on cherche à bien comprendre! Sont adjoints six textes pour enclore trente ans de métier dans un petit livre noir courageusement réédité...et indisponible. A faire circuler donc... Merci A.

Lettres à Felice, Kafka, Gallimard, La Pléïade,vol.IV, 1989.

Tu m'as écrit un jour que tu voudrais être assise auprès de moi tandis que je travaille; figure-toi, dans ces conditions, je ne pourrais pas travailler (...). Car écrire signifie s'ouvrir jusqu'à la démesure (...). C'est pourquoi on n'est jamais assez seul quand on écrit, c'est pourquoi, lorsqu'on écrit, il n'y a jamais assez de silence autour de vous, la nuit est encore trop peu la nuit.


Ariel, Sylvia Plath, Editions des Femmes, traduction de Laure Vernière, 1978.
La première édition en français du recueil qui a fait de Sylvia Plath un poète culte. Certes, la composition -choix et ordre- de l'ensemble revient à Ted Hughes et a depuis, été contestée... J'aimerais pouvoir dire que la maquette est belle... mais voilà, c'est du strict fétichisme...


Journaux, Adèle Hugo, Minard, 1968-1984.
Il est des bouquinistes dont l'antre regorge de trésors et à des prix incroyables... mais si... J'en connais qui se rendraient à Bruxelles, place du Jeu de Balle, au coeur du quartier populaire des Marolles, pour sonner chez le propriétaire  et pénétrer dans une librairie d'occasion bien nommée, L'Imaginaire... Je n'ose dévoiler le prix des trois volumes de ce journal de la "folle" fille de notre Victor national, quant à mes autres trouvailles.. Gageons qu'on en reparlera bientôt.
 
Une enfance américaine, Annie Dillard, Christian Bourgois, 1990.
Une autobiographie lumineuse,  par l'auteur du magnétique roman L'amour des Maytree...
En 1955, j'avais dix ans, les lectures de mon père lui montèrent à la tête. (...)
Les enfants de dix ans se réveillent et s'aperçoivent qu'ils sont ici-bas, ils découvrent qu'ils y sont depuis un certain temps; est-ce triste? Ils se réveillent comme des somnambules en marche (...) in medias res, entourés de personnes et d'objets familiers, capables de faire mille choses. Ils connaissent leur quartier, ils savent lire et écrire, ils maîtrisent quelques bons vieux mystères et pourtant, ils ont l'impression qu'ils viennent juste de débarquer, de converger avec leur propre corps, de sortir d'une transe, de s'insérer dans une vie étrangement familière qui est en branle depuis longtemps. (...)
Comme n'importe quel enfant, je me coulai en moi-même à la perfection, comme une plongeuse rencontre son reflet sur la piscine.



Mon Pouchkine, Marina Tsvetaeva, Clémence Hiver éditeur, 1987.
A Corn dans le Lot, quelqu'un n'a pas aimé lire ce texte. Il s'en est débarrassé aux puces. Nous passions par là...
Noire et blanche, sans nulle autre couleur, la chambre de ma mère; noire et blanche, la fenêtre: la neige contre les branches de ces arbustes, et ce tableau "Le Duel"- du noir contre du blanc, où sur la neige blanche on accomplit une chose noire, une chose éternelle et noire, où la foule, le noir tout noir, assassine- le poète.
Pouchkine fut mon premier poète, et mon premier poète, on l'a assassiné. 

Le jardin près de la mer, H(ilda) D(oolittle), La Différence, collection Orphée, 1993.


Tout commence pour moi avec la réédition de "Pour l'amour de Freud" en 2010; rapidement, je lis d'autres titres en français, sauf ce recueil de poèmes épuisé... Heureusement des stocks de la collection Orphée restent disponibles chez quelques soldeurs parisiens. Voilà.


Les impardonnables, Cristina Campo, Gallimard, collection L'arpenteur, 1992.
Parce que lire, pour Vittoria Guerrini alias Cristina Campo  c'est chercher à comprendre dans quel sens un esprit se meut; parce que, bien entendu, je lui ai emprunté, en la traduisant, la double interrogation en tête de SONTAG & I; parce que son portrait de Djuna Barnes dans La noix d'or est un des rares et beaux textes consacrés (et traduits) à cette autre grande dame des lettres du vingtième siècle- sans aucun doute.





Birthday, Dorothea Tanning, Christian Bourgois, 1989. 
C'est une histoire de femmes, celles de Max Ernst... Après Leonora Carrington et Peggy Guggenheim, entre autres, Dorothea Tanning, peintre surréaliste, a convoqué ses souvenirs de leur vie ensemble... Un texte repris plus tardivement, augmenté mais sans la photographie de couverture... Quelle erreur!










Le regard trouble,précédé des Lettres d'Oskar Kokoschka à Hermine Moos, Claude Jamain, éditions L'Improviste, 2006.
Les douze lettres du peintre-écrivain sont "les pages les plus folles que l'on ait jamais lues dans la correspondance d'un artiste" (Mario Praz)... Il commande une poupée devant figurer Alma Malher, l'amante perdue et adorée; elle exécute un monstrueux mannequin. Cette poupée méconnue inaugure bien sûr une série de tentatives modernes allant de Bellmer à Cindy Sherman, et illustre l'esthétique de la décomposition à l'oeuvre dans la Vienne des années 20.


















mardi 1 mars 2011

Leonora Carrington, En bas.


  Comment introduire ce récit halluciné et méticuleux de la crise psychique vécue par Leonora Carrington alors que son amant, Max Ernst, était arrêté et déporté pour la deuxième fois dans un camp du Sud de la France? Au moment même où elle s'arrachait à leur havre de Saint-Martin d'Ardèche  pour entrer de plein fouet dans la débâcle et découvrir une Espagne terre de cauchemar.

 "Le mieux: ne pas commencer, s'approcher par où l'on peut." (Julio Cortàzar)

 De l'auteur elle-même que retenir, sinon que "jeune fille Ravissante", elle s'affranchit tôt de son milieu familial pour s'engager dans une carrière de peintre et d'écrivain. Leonora fut en effet présentée à la cour du roi George , un cliché photographique en a gardé trace qui figure dans le numéro 4 de la revue VVV. Ce fut la première publication de Down Below,en 1944. D'une réception donnée en son honneur au Ritz, reste un conte macabre et hilarant, La débutante, dans lequel il est question d'une jeune fille, d'une hyène malodorante, d'un masque de peau humaine et de dévoration... Seule femme surréaliste à figurer dans l'Anthologie de l'humour noir du pape Breton, "la mariée du vent" se dépouilla de sa maison d'Ardèche et de tous les objets qu'elle contenait, à l'exception d'une valise en cuir. Sur un rectangle de métal, un seul mot: "Révélation".

 Introuvable dans son édition originale de 1945 en français - saluons au passage la belle collection d'Henri Parisot, "L'âge d'or", chez Flammarion- tout autant que dans sa réédition par Eric Losfeld en 1973, En bas est un texte d'une cinquantaine de pages, accompagnées d'une étrange carte manuscrite. Pour le distinguer de la cohorte de récits plongeant au coeur du désordre psychique et de son corollaire, l'enfermement asilaire, il faut savoir les circonstances de son élaboration: trois ans exactement séparent les faits de leur relation par écrit, encouragée par Jeanne Mégnen, l'épouse du psychiatre Pierre Mabille, auteur d'une anthologie au titre séduisant, Le miroir du merveilleux. C'est à lui que s'offre le récit, "le plus clairvoyant", le médecin idéal que, malade, Leonora Carrington n'aura pas rencontré.

 Car En bas, ou Abajo ou Down below, qu'on l'appelle comme on voudra, est un texte exorcisme, urgent - il se déploie sur cinq journées- qui force le lecteur à descendre, carte en mains, avec Leonora Carrington dont le projet n'est rien moins que de "voyager de l'autre côté de cette frontière en (se) conservant lucide". Alors seulement, tels des spectres effrayants, se succèdent les étapes implacables de son "expérience" : le corps qui se coince, l'exaltation irrépressible, les épisodes délirants, la toute puissance du père et de ses alter-ego - Van Ghent le nazi aux pouvoirs hypnotiques et les deux docteurs Moarles, père et fils-, l'arrivée à Santander "livrée (...) à l'état de cadavre", les piqûres de Cardiazol, la catalepsie, l'entente magique avec les animaux, encore le Cardiazol, et la peur, la solitude...

 Une seule lueur, un seul désir. Rejoindre le pavillon numéro sept, au centre de la carte tracée à main levée, et pour cause... un énorme soleil noir encordé à un corps de femme. S'y abritent une chambre, une bibliothèque...Là, en bas...

23 août 1943
 C'était le premier moment d'identification avec le monde hors de mon corps. J'étais la voiture. La voiture se coinçait à cause de moi, parce que j'étais moi-même coincée entre Saint-Martin et l'Espagne. J'étais horrifiée de ma puissance.(...)

24 août 1943
 Quand je m'asseyais à une table avec d'autres personnes dans le salon de l'hôtel Roma, j'entendais vibrer les êtres aussi clairement que des voix;(...) il n'était plus nécessaire de traduire les bruits, les contacts physiques ou les sensations en termes rationnels ou en mots. Je comprenais chaque langage dans son domaine particulier: bruits, sensations, couleurs, formes, etc... Chacun d'eux trouvait sa correspondance jumelle en moi et me donnait une réponse parfaite.(...) Je m'adorais à ce moment-là, je m'adorais parce que je me voyais complète - j'étais tout, tout était moi. (...)

25 août 1943
 Une nouvelle époque commence alors avec la journée la plus terrible et la plus noire de ma vie entière. Comment pourrai-je écrire cela quand j'ai peur, seulement, d'y penser? Je suis terriblement angoissée et pourtant je ne peux pas continuer à vivre seule avec ce souvenir... Je sais que lorsque je l'aurai écrit, je serai délivrée. Vous devez savoir, ou bien je serai persécutée jusqu'à la fin de mon existence. Mais pourrai-je exprimer l'horreur d'une telle journée par de simples paroles? (...)


26 août 1943
 J'étais moi-même le poulain blanc. (...)


27 août 1943
 Je lui parlai de mon pouvoir sur les animaux. Il me répondit sans ironie:"Le pouvoir sur les animaux est chose naturelle chez une personne aussi sensible que vous..." Et j'appris ainsi que le Cardiazol était une simple piqûre et non un effet de l'hypnotisme, que Don Luis n'était pas un sorcier mais un bandit, que Covadonga, l'Egypte, Amachu, la Chine étaient des pavillons où l'on soignait les fous et qu'il m'en fallait sortir au plus vite. Il désocculta le mystère qui m'enveloppait (...).


Leonora Carrington, En bas, Eric Losfeld, collection "le désordre", n°20, 1973.