mardi 17 mars 2015

JANET FRAME / Le jardin silencieux ( extrait)


"Erlene se trouve dans la pièce voisine. Telle une aveugle, elle est environnée d'obscurité. J'ai pris l'habitude de prêter une oreille attentive à son silence, enchâssée au sein du volume sonore des ténèbres, du gong de la lumière du jour, du craquement et de l'affaissement des meubles, de la tonalité blanche, grave et constante des fenêtres, du frémissement inoculant des rideaux, des profonds soupirs des lits qui grincent et souffrent sous la tension et l'agitation des corps humains. Tous les sons ont été amplifiés depuis que ma fille a perdu l'usage de la parole; pourtant, si je savais que ses premier mots seraient destinés à me juger, je la tuerais, j'irais à l'instant même dans la petite pièce où elle se trouve seule dans l'obscurité, et je la tuerais - et elle serait incapable d'appeler à l'aide."



Janet Frame, Le jardin aveugle, traduction Dominique Mainard,  Editions Joelle Losfeld, 1998.

dimanche 15 mars 2015

FRIGYES KARINTHY / Voyage autour de mon crâne


" Un jour, vers le 10 mars, à peu près- je prenais le thé au café central, place de l'université, à Budapest. J'étais assis à ma place habituelle, près de la fenêtre, d'où je voyais la Librairie Universitaire et une banque.(...) A ce moment précis, les trains partirent. Très exactement à sept heures dix, à une minute près, j'entendis le premier train.(...) ce n'est que lorsque le troisième train partit que je compris que j'étais victime d'une hallucination."


 Avec une telle ouverture, "Voyage autour de mon crâne" ne pouvait que prendre place au coeur du coeur de notre pile de livres préférés.... A l'opposé d'une promenade de santé, ce récit fiévreux (entendre plein d'acuité, de mordant et sans résidu complaisant) embarque son lecteur sans que ce dernier  puisse reprendre souffle ou pied, comme on voudra, avant les dernières pages et au terme d'une course de vitesse contre la mort... Loin , très loin dans les méandres angoissants d'un univers sinistre et tellement commun, paradoxal en ce qu'il est universellement partagé et toujours appréhendé dans un solipsisme absolu: la maladie. Celle qui tue, qui terrifie d'abord, qui s'abat sans laisser de perspectives, sinon infimes, lointaines, dans un avenir contrarié, infléchi irrémédiablement et possiblement obsolète. 


Le narrateur, qui est aussi l'auteur, est projeté  aux confins du monde des biens portants,  de ces bienheureux ignorants du sombre maëlstrom qui engloutit chaque malade, avant que son statut d'homme de lettres célèbre ne lui permette un déplacement en Suède,afin d' y supporter l'opération qui doit lui sauver la vie - pour peu de temps. 


 Il aura suffi qu'un train invisible - pardon, trois, passent près de l'auteur, pour déclencher en lui la conscience aigüe de sa maladie, et l'annonce officielle d'une tumeur au cerveau ne le surprendra pas, inscrite dans un réseau, ou plutôt un faisceau de signes allant du souvenir d'un de ses amis de jeunesse victime du même mal jusqu'aux inévitables symptômes et troubles de la vision obscurcissant tout.  Entre le moment où Karinthy s'imagine sa vie d'intellectuel aveugle, façon Borges, et celui où son opération sous la houlette d'un magicien suédois se décide, on ne quitte plus les vacillements affolés et lucides, pleins d'un humour grinçant, de son cerveau abimé, enregistrant tous les détails de ce nouveau réel, de ce nouveau monde ( celui des chambres blanches, du corps impotens, de la soumission à un autre ordre...) et concentré sur cette vie de l'instant, la seule qui compte désormais. 


 Je passerai sous silence les chapitres éprouvants, qu'une décence incontournable oblige à lire ( les mots versus la chair), dans lesquels l'auteur raconte en détail la trépanation sans anesthésie générale puis l'extraction de la tumeur de son cerveau. Je dirai seulement qu'aux côtés des réflexions de Susan Sontag sur "la maladie ( Sida et Cancer) comme métaphore", peu de pages peuvent honorablement prendre place.   Sidérante, cette plongée aux tréfonds de la peur de mourir et du désir d'en réchapper, en fait incontestablement partie. 



Frigyes Karinthy, Voyage autour de mon crâne, Viviane Hamy,1990, Paris.




 




mardi 10 mars 2015

ANTOINE VOLODINE / Lisbonne dernière marge (extrait)


"La terreur enflait en elle, les digues craquaient. Son destin se scellait. La terreur déborda. Non. Son destin était déjà scellé. Elle allait s'arracher pour toujours à sa première peau, Kurt lui avait retiré sa peau, on allait la dévêtir de sa peau, brûler pour toujours sa peau; elle allait émigrer sans retour, Kurt allait la jeter pantelante sur le pont d'un navire en partance pour l'au-delà, on allait lui donner un cuir de remplacement qu'elle enfilerait tant bien que mal, et elle devrait vivre là-bas, en Chine ou en Corée, ou à Sumatra ou dans le île Komodo, sous cette enveloppe amorphe, en se tenant coite jusqu'à sa mort. Une écume de plomb fondu avait recouvert tous ses paysages intérieurs. Elle allait quitter le monde. Le départ était fixé pour la fin de la semaine, dans trois jours, le bateau mouillait déjà dans le dock d'Alcântara, un paquebot de petite taille, au louche pavillon hollandais. Elle étouffait. Derrière elle, une plaine de cendres, et devant: rien. Aucune perspective. On n'appelle pas perspective celle qui consiste à se dégrader sous une fausse identité, à pourrir sous des latitudes invraisemblables, oubliée par ses amis comme par ses ennemis, oubliée par Kurt. Déguisée en épave des colonies et avide, jusqu'à l'ivresse ou la prostration, de connaître l'heure de la tombe."

Antoine Volodine, Lisbonne dernière marge, éditions de Minuit, 1990, Paris.
Photographie: Ulrike Meinhof à treize ans (ici).

vendredi 6 mars 2015

EUDORA WELTY / La fille de l'optimiste





 Longtemps j'ai préféré à tout autre écrit d'Eudora Welty le récit enchanté de son enfance, déployé autour de sa découverte de la lecture et des livres, du lien tendre qui l'unissait à des parents rares, et de sa venue à l'écriture. 

Bonne surprise: on  retrouve un grand nombre de ses souvenirs dans le nouvel opus réédité et traduit par les bons soins des éditions Cambourakis... Au fil d'une lecture rapide - trois heures dans la soirée d'hier, sans faillir - je retrouvai pêle-mêle l'anecdote du père terrorisé à l'idée d'être ficelé sur une table d'opération, de la fillette perdue dans la grande ville et contrainte de s'en retourner chez elle en train avec son père, ficelé dans son cercueil, les réminiscences de la mère de l'écrivain, auteur d'un excellent pain et dont la voix, avec celle de son mari, enveloppait leur fille d'un voile d'histoires murmurées - et bien d'autres encore, parmi lesquelles la figure de la  grand-mère vivant dans ses montagnes et jusqu'au titre du roman...

Pourtant, là où "Les débuts d'un écrivain" tenait la mélancolie et la tristesse éloignées, à bout de bras et de plume, par la vigueur de l'expérience, de la vie bien vécue et de l'indépendance haut et fort revendiquée, tous ces éléments, dans le roman paru en 1973, tissent une toile alourdie, emperlée du chagrin et de la solitude qui suintent tout du long.


La narratrice, Laurel, une femme au mitant de sa vie ( quarante-cinq ans environ), venue de Chicago à l'appel de son père, un vieux juge respecté et aimé de tous dans sa petite ville.  Celui-ci a mal aux yeux et redoute les conséquences d'une visite médicale, hanté par ce qui est arrivé à sa femme Becky, devenue aveugle peu avant de mourir. Un mal aux yeux à double entente, le vieil homme, après avoir connu un mariage d'exception avec la mère de L. ayant épousé en secondes noces une péronnelle insupportable, qui en veut pour son argent et que l'auteur parvient à nous rendre odieuse en quelques répliques. La fille prodigue lui règlera son compte dans les dernières pages, plus finement qu'on ne l'aurait fait; c'est que Wanda Fay ( la belle-mère tout droit sortie d'un reportage de J. Agee) étant une renégate, est aussi une victime.



Tout va très vite. L'opération soldée par la mort du vieux, des funérailles interminables, la solidarité de camarades d'enfances, des voisines attentionnées - tout un cocon au coeur duquel Laurel va laisser se libérer le flot de souvenirs, les voix et les odeurs de son passé. Meurtrie elle-même trois fois ( elle est veuve, et la perte de sa mère l'a laissé inconsolable), c'est comme si ces trois coups de bâton, sommation de son statut définitif d'orpheline, allaient lui permettre tant bien que mal de tourner le dos à cet état d'enfant qui la retient, pour fuir, délivrée de ses fantômes et des éléments matériels ( un rosier miraculeusement fleuri, des odeurs de nourriture amoureusement préparée, une vieille édition complète de Dickens à la couverture malmenée) qui les rattachent à elle.



Poignant, limpide, simple, ce bref roman nous conduit, esseulés, au bord de ces moments d'extrême trouble où notre vie bascule du côté de ce qui a eu lieu ( ou pas) davantage que de celui des projets ou des rêves... Non pas tant par nostalgie que par une attention profonde, pudique aux autres, ceux que l'on a aimés, ceux aux côtés desquels l'on s'est in fine construit. 




"...Rien n'était arrivé aux livres. Epoques d'inondation dans l'Alabama et le Misissipi, le titre courant en lettres dorées barrant son étroite échine verte était exactement à sa place de toujours à côté des Oeuvres poétiques de Tennyson illustrés, qui jouxtaient à leur tour la Confession du pécheur justifié de Hogg. Elle passa le doigt, tendrement, sur Eric Bright eyes et Jane Eyre, Les Dernier Jours de Pompéi, et Carry on, Jeeves



Epaule contre épaule, ils avaient, longtemps auparavant, formé sa propre famille. Pour chacun des volumes ici présents, elle avait entendu leurs voix, celle de son père et de sa mère; et peut-être ne se souciaient-ils guère, ou pas toujours, de ce qu'ils lisaient tout haut; l'important, c'était le souffle de vie qui s'exhalait entre eux et les mots fugitifs emportés dans ce flux, qui les tenaient sous leur charme. 



Entre deux êtres, pour certains d'entre eux, chaque mot est beau ou pourrait aussi être beau."




Eudora Welty, La fille de l'optimiste, Cambourakis, Mars 2015, Paris.





mardi 3 mars 2015

CHARLES REZNIKOFF / Proses ( Sur les rives de Manhattan - D'abord il y a la nécessité- Le musicien)

"D'abord il y a la nécessité ; puis la manière, le nom, la formule."

Phrase manifeste que maints candidats à l'écriture devraient se rappeler et dont la lecture des textes en prose de Charles Reznikoff confirme qu'il s'est soumis à cet ordre inflexiblement...
Depuis son roman de jeunesse jusqu'au bref et rare commentaire traduit dans la discrète revue "L'Ours blanc" à l'automne dernier - sans doute quelque note préparatoire à une conférence- tout le projet d'écriture du poète américain est contenu dans cette exigence de claire mise en demeure du réel avant que ne s'impose au scripteur un rythme, une phrase musicale agissant, elle, telle une ponctuation / respiration incontournable.


Largement nourri des souvenirs de la jeunesse de sa mère, le premier roman de Reznikoff, en forme de diptyque, met en lumière dans sa première partie une jeune juive russe obsédée par son désir de fuite en Amérique, dans une famille miséreuse où le respect des codes et principes religieux la gêne systématiquement dans ses projets d'indépendance et son désir de succès. Interdite d'école, d'éducation, cette jeune femme obstinée, habile couturière, se rêve ailleurs, en prenant appui, presque de manière dérisoire, sur les mots du Talmud " Change de lieu, change ta fortune". Là où d'autres personnages autour d'elle ne font que répéter une litanie, pour Sarah Yetta, seule à prendre la mesure de ce brouhaha que d'aucuns nomment la modernité, le verbe se fera destin.



 Lasse de la résistance familiale à tout changement au nom d'un "bon sens" générateur uniquement de décisions à court terme, c'est-à-dire de décisions criminellement obtuses, elle quitte la Russie, puis l'Europe. Comme en passant, Reznikoff lâche un de ces détails, autobiographique, qui bouleversent. Sous l'infime, quasiment un geste fondateur, auquel toute la suite du roman fera la part belle: à la mort du père de sarah Yetta, Ezéchiel, on découvre des papiers, quelques mots griffonnés, disposés de telle façon qu'ils ne sauraient  remplir toute la page... Des aphorismes, des vers peut-être... Fragments d'une pensée, d'une vie secrète, à part des membres de sa famille. Une intériorité à jamais envolée, à jamais dissoute. 



- Dans un élan d'incompréhension pragmatique, la veuve se saisit des papiers et les brûle. 



 A ce geste destructeur, des années plus tard, en plein Brooklyn, le petit-fils d'Ezéchiel, protagoniste flou de la partie américaine du roman,  héritier notamment du prénom de son aïeul, répond radicalement. Incapacité profonde à agir, à écrire, à s'inscrire dans un ordre matérialiste; confusion, désordre des sentiments au fil d'une morne histoire amoureuse, faiblesse moribonde devant tout ce qui ressemble à une insertion sociale, constance dans l'observation et dans le non vouloir. Une de ces fuites à côté qui pourrait bien résonner aujourd'hui comme un insigne d'une forme d'intelligence, celle de ne  rien vouloir produire, de ne se laisser compromettre en rien. Seulement aspiré, traversé par le expériences, dont aucune ne le touche plus qu'une autre.



Plus tard, beaucoup plus tard - les années cinquante - "Le musicien" nous baladera aussi,  entre New-york et Los Angeles, cette fois. D'une mégapole à l'autre, un curieux duo, improbable et qui ne suscite pas plus d'étonnement que ça se raconte tour à tour.

Le narrateur, homme pressé, affairé, retrouve par intermittences, mais de plus en plus fréquemment, un camarade comme jailli de son enfance, un musicien incompris qui survit faiblement de commandes qu'il exécute pour un producteur fatigué. Sans accorder aucune importance à ce qui lui arrive si ce n'est de fugaces détails lors de soirées mondaines, de vagues rencontres urbaines, minces choses vues d'une vie qui respire au second plan. Sa musique? Il est seul en mesure de la goûter, de l'apprécier, quand les autres, alentour, n'(y) entendent rien. Toujours est-il que cette solitude du musicien -Jude- errant, dont les récits décousus, la voix parallèle retranscrite par des italiques sont alors devenus la voix première du roman, cette solitude, on le comprend vite, n'est que le prix  payé, le seul acceptable ici-bas, la seule récompensent accordée à celui qui s'est refusé à déserter.


 Sans surprise, Jude Dalsimer finit mal. 



 Sans domicile, ramassé alors qu'il errait dans central Park puis transporté à hôpital pour une expertise psychiatrique. "Deux lignes et demie - pas plus" dans un journal quelconque. Sur lui, plus rien. Près de lui, un tas de cendre; tout ce qu'il reste de la musique écrite pendant son existence de misère. Lorsque le narrateur, son seul ami, vient lui rendre visite à l'hôpital, l'autre  n'aura que ces mots poignants de qui a sombré dans la déraison: " Si j'étais Jude Dalsimer, quelle belle musique j'écrirais!" 




Charles Reznikoff, Sur les rives de Manhattan, éditions héros-Limite, Avril 2014; L'ours Blanc, ibid., Automne 2014; Le musicien, P.O.L., 1986.