vendredi 17 octobre 2014

MARGUERITE BURNAT-PROVINS / Art et Hallucination


Extrait/ 



"Le nom est toujours entendu dans l'oreille droite, au moment où la figure passe. Il est souvent accompagné de la qualité, d'une indication quelconque de circonstance.
Il y a de fréquentes interruptions. Durant des mois, je ne vois rien et n'y pense plus. Je n'appelle jamais ces personnages. Quand je dois en revoir, je suis prise d'une inquiétude spéciale, je sens de l'air sur mon visage et comme une main qui me serre la nuque, alors le cortège reprend. J'ai vu passer, pendant plus d'une heure, une chose ravissante, impossible à saisir. C'était un défilé de petits personnages à cheval, je voyais les chevaux seulement au-dessous du poitrail, ils allaient assez lentement, par rangs de plusieurs, se touchant, harnachements et costumes magnifiques, c'était superbe. J'entendais les pas des chevaux. C'est la seule fois où une vision a duré si longtemps. J'étais au lit, très tranquille.
Pour les têtes, une seule est demeurée en suspens plus de dix minutes. (...)
A part ces deux cas, c'est la rapidité foudroyante. Souvent, le soir, quand je suis couchée, dans l'obscurité, je vois des bouches de femmes, par milliers, tellement vivantes et colorées, qui sourient, qui rient, qui parlent, tout remue; c'est comme de grandes grappes vivantes."


Marguerite Burnat-Provins, in Art et hallucination, de Georges de Morsier, A la Baconnière éditions, Neuchatel, 1969.

jeudi 16 octobre 2014

ANGELICA GARNETT / Vérités non dites

 

Même si elle fut la dernière chroniqueuse d’un groupe de Bloomsbury qu'elle a connu de l'intérieur, ce serait une erreur de réduire le travail littéraire d'Angelica Garnett à ce seul pan documentariste.

Les quatre nouvelles (l'une est un petit roman, dur et brillant) réunies sous le titre éloquent de Vérités non dites ne laissent aucun doute sur ses qualités d'écrivaine. Petits mensonges, trahisons fatales, ressassements douloureux, personnages en quête d’amour et de reconnaissance… L'opacité des êtres se raconte à travers des situations acméiques à couper le souffle et transpirent de notre côté du réel. 
Au-delà du récit de relations compliquées, d'une impossible compréhension et de l'étrangeté des comportements entre proches, qu'éclairent si faiblement les lueurs d'une rétrospection  maladroite,  Angelica Garnett ne cesse de projeter la difficulté criante qu'elle a (eu) à exister.
Cette difficulté est d'évidence, quand mère et tante - les soeurs Bell- sont des  figures féminines d'exception, soufflantes de beauté et d'intelligence, consacrées toutes deux à leur pratique artistique ( la maternité en plus pour Nessa), quand on connaît la qualité symbiotique de leur relation et les remous qu'elle engendrait chez Virginia, torturée par la jalousie et maintenue dans une dépendance affective destructrice... Que dire ensuite du choix de la jeune Angelica, à la photogénie d'elfe préraphaélite, d'épouser, en guise de geste émancipateur,  un homme - l'écrivain David Garnett- dont la relation avec son père biologique - Duncan Grant- était notoire?...

Pas étonnant que ces fictions dégorgent toute une confusion sentimentale, toute une incertitude, celle d'une personne qui peine à se rassembler, à se ressembler. Quels que soient les prénoms de ses héroïnes Angelica Garnett se devine dans leur ombre, tremblante mais déterminée. 

Que les jeunes femmes tachent de s'émanciper de mères extraordinaires, et voici la nouvelle intitulée Aurore qui surexpose  deux personnages, dont l'une, la narratrice, piège mortellement l'autre, à l'ombre immense d'une mère idéalisée. Trop aimante, trop puissante, délétère. Pour échapper à l'engloutissement, peu de stratégies valables.

Ailleurs, c'est une femme plus âgée, seule, qui sombre dans le tourment d'une Amitié délicate, entachée de non-dits et d'embarrassements. La vérité n'est pas bonne à dire, elle ne l'est pas non plus à entendre... 

Impossible pour ces personnages féminins de ne pas se tailler aux rêts d'une phrase tranchante, d'une lettre irraisonnée, d'une conversation brouillée par la retenue des sentiments, lourde de conséquences. Quelle est/ fut /serait la juste distance entre les êtres? Existe-t-elle quand on aime? Qu'est-ce que le déraisonnable? Pourquoi d'aucuns s'engouffrent-ils dans l'intenable, là où d'autres peinent à secouer leur joug? Nul dans toutes ces nouvelles ne saurait se contenter des chemins tracés par la vie... Or pour chaque infléchissement le tribut est terrible, exempt de toute possibilité de compassion: mort, solitude, regrets obsédants. Points de non-retour. "Choses dernières". Absence, à l'autre d'abord. Le tuer parce que confusément, il constitue une menace. Sombrer dans la désolation. En vain. Parce qu'il est des réparations impensables.

Angelica Garnett, Vérités non dites, Christian Bourgois, Paris,avril 2012.