lundi 17 juin 2013

ANNIE ERNAUX / Retour à Yvetot

Retour à.... L'expression, depuis le beau texte de Didier Eribon, réédité en poche il y a peu, nous est familière. Et qu'Annie Ernaux la reprenne -  rien de plus évident au vu de la proximité, des affinités électives de ces deux-là...Ce livre en forme de portfolio illustré de photographies personnelles est d'abord la trace imprimée d'une conférence tenue par Annie Ernaux dans la ville de son enfance et de son adolescence, Yvetot, longtemps désignée par son initiale, Y. Avec la rigueur et la simplicité qui sont les siennes, Annie Ernaux reprend les motifs tramés dans son oeuvre et fait retour à la ville  de ce que celle-ci lui a donné. 

"J'ai pris beaucoup à Yvetot où j'ai passé mon enfance, ma prime jeunesse, et, d'une certaine façon, je me suis refusée à lui rendre quoi que ce soit."
 
Au coeur de cette intervention, l'exploration du territoire intime où s'est élaboré, en face de la ville réelle / tout contre elle, faite de pierre et de chair, un espace à réciter, réinventé par la mémoire et l'écriture. Les ruines, le territoire d'expérience, aller à l'école, lire, écrire, comment écrire.... Les titres proposent un itinéraire traversant de ce qui fonde l'oeuvre d'Annie Ernaux. Géographie réelle et réanimée au gré de la mémoire, tension toujours juste entre le flux d'images, de scènes qui remontent le cours du temps pour se laisser prendre aux rets de l'écriture et la conscience de la langue à trouver, à "tenir" tout du long, comme une corde raide, seule politiquement acceptable pour dire les autres et soi avec eux.

"Une grande partie de ma famille, mes parents et moi, nous appartenions à la catégorie des gens qui disaient "je vais en ville", comme s'ils allaient sur un territoire qui n'était pas vraiment à eux, celui où il fallait être, de préférence, proprement habillé, bien coiffé, le territoire où,  parce qu'on croise le plus de monde, on est susceptible d'être jugé, évalué. Le territoire du regard des autres et donc, parfois, le territoire de la honte."


Quelques lignes encore, fracassantes de banalité et ce sont toutes ces heures semblablement passées à guetter dans chaque livre dévoré "un mode d'emploi de la vie" ou à faire un tour en ville, toujours le même,  en rêvant d'un ailleurs plus excitant, plus "moderne", plus... on ne sait quoi, mais qui permettrait de se sentir exister à l'abri de ce réseau d'oppression, faisceau implacable de cruauté parce que s'ignorant comme tel, que toute petite ville génère inévitablement à l'encontre de qui participe à son ordre, à l'encontre aussi de qui se trouve dans la position d'être considéré comme traître à ses valeurs, ses codes ou sa hiérarchie. 


"Ce qui existe pour moi, c'est la ville de ma mémoire, ce territoire particulier où j'ai fait mon apprentissage du monde et de la vie. Un territoire que j'ai aussi empli de mes désirs, de mes rêves et de mes humiliations."

Plus loin, Annie Ernaux dira la ville chaos, dans l'après-guerre immédiat, 1945, les trous d'obus, les maisons éventrées. Elle dira également que ces décombres ont trouvé un écho inversé dans les chantiers, les excavations  de Cergy, la ville nouvelle où elle s'est installée à partir de 1975. La ville émergente, radicalement neuve, comme un palimpseste. Et devant chaque mur abimé par les tirs, chaque ville en ruine, partout dans le monde, son tressaillement.

Voilà. Qu'ajouter? Au terme de ces quelques pages, nous serons passés d'une initiale mystérieuse aux accents durassiens à une dénomination ordinaire, dans un  mouvement très doux de retour à la ville vécue, ce "territoire d'expérience" enchevêtré à la ville écrite "de façon consubstantielle. Je peux même dire: indélébile".



Annie Ernaux, Retour à Yvetot, transcription d'une conférence tenue en Octobre 2012, suivie d'un entretien avec Marguerite Cornier, Editions du Mauconduit, Avril 2013, Paris.



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