dimanche 26 mai 2013

GÜNTHER ANDERS / Aimer hier - Notes pour une histoire du sentiment


" Le premier amour supposait que l'éclair frappât alors qu'on était encore "à la maison"; que la métamorphose subie ensuite intervînt dans l'environnement le plus intime; que l'on se sentît dès lors comme un étranger dans la maison si familière jusqu'alors; que le monde des parents, des frères et soeurs et des mille instances de proximité et d'autorité ne disparût pas et continuât de fonctionner, même si la courbe de la vie, du moins celle du sentiment, était désormais définie comme une ellipse tendant vers un second point.

 Le premier amour supposait que quelque chose d'étranger, l'étrangeté, fût pour la première fois plus proche que le proche."

 

Günther Anders, Aimer hier, Notes pour une histoire du sentiment, New York 1947-1949, Fage, Août 2012. Traduction Isabelle Kalinowski



jeudi 23 mai 2013

ANAIS NIN / Journal - Janvier 1937

"Je suis entrée impunément dans le monde de la psychanalyse, la grande destructrice d'illusion, la grande réaliste. Je suis entrée dans ce monde, j'ai vu les dossiers de Rank, lu ses livres, mais dans le monde de la psychanalyse j'ai trouvé le seul homme métaphysique: Rank. J'ai vécu jusqu'au bout le poème et j'en suis ressortie indemne. Toujours poète. Toutes les pierres attachées autour de mon cou de psychanalysée et d'analyste ne peuvent  noyer le rire. La vie pour moi est une danse profonde, sacrée, joyeuse, remplie d'âme et de mystère. mais c'est une danse. A travers les marchés, les maisons de passe, les abattoirs, les boucheries, les laboratoires scientifiques, les hôpitaux, Montparnasse, je marche avec mon rêve déployé et je me perds dans mes propres labyrinthes, et le rêve déployé me porte. 
C'est à cause de mon insistance sur le rêve que je suis seule. Lorsque je prends ma pipe d'opium, m'allonge et dis: politique, psychanalyse. Ces deux mots n'ont jamais voulu dire pour moi ce qu'ils veulent dire pour les autres. Ni New York. Ni les boîtes de nuit. Ni personne de mon entourage. Ni Montparnasse. C'est mon mystère. Ils veulent toujours que je devienne sérieuse. Je ne suis fervente et passionnée que pour le rêve, le poème. Que je m'allie aux analystes pour constater que je ne suis pas une analyste, ou aux révolutionnaires pour constater que je ne suis pas une révolutionnaire, peu importe.  Je sens ma solitude au moment où j'établis ma relation la plus grande avec les êtres humains, avec le monde. Lorsqu'on s'adonne à la sorcellerie, on s'y adonne seul. On interroge seul le démon. Il m'arrive quelque chose qui ne me fait pas peur, c'est une expansion de ma conscience, qui crée dans l'espace et la solitude. Il s'agit d'une vision, d'une cité suspendue dans le ciel, d'un rythme de sang. C'est l'extase. Comme seulement des saints et des poètes. Extase devant la vie. Devant toutes les choses, la croissance d'une graine, l'histoire de Noël de Durrell, le visage à la Chirico d'Hélène, l'orange de sa voix. Je vais peut-être exploser un jour et envoyer des fragments sur la terre."

Les rangements sont quelquefois utiles... C'est ma voisine qui le dit, une délicieuse dame de quatre-vingt-un printemps, plus ou moins ensoleillés. Je l'ai prise au mot, passant ce lundi de Pentecôte, en bonne part, à classer livres, photos et papiers. Je me suis replongée dans quelques carnets de notes ou cahiers de la dernière décennie, noircis de citations, d'idées, aux pages cartonnées par la colle qui a servi à les illustrer.  Parmi eux, des passages recopiés du journal d'Anaïs Nin, volumes un et deux, lus attentivement au début de l'été 2005:
 - Très belles pages, poétiques voire hallucinées. Images, sens du baroque, jeux de miroir entre géographies réelles et intimes. Le journal fonctionne comme pressentiment des fictions en attente. Pour ces pages-là je suis prête à abandonner quelques énormités - le besoin tout féminin d'être fécondée, le désir de viol qui habiterait chaque femme... dois me concentrer sur celle qui, de Fez: "Comme dans ma vie, des rues qui ne menaient nulle part, des impasses qui conservaient leur mystère." -

Huit ans plus tard, elles sont trois, à me faire encore cet effet-là, de désirer toujours me retirer loin du bruissement de la vie quotidienne, à peu près n'importe où, pour ne lire qu'elles, dans l'exclusivité que réclament les journaux d'Anaïs Nin, ceux de Virginia Woolf, ou toute l'oeuvre de Clarice Lispector.

"Et tout le reste est littérature".

Anaïs Nin, Journal, 1934-1939, Stock, 1970.

mardi 7 mai 2013

MARY MAC LANE / About me


“I am Mary MacLane: of no importance to the wide bright world and dearly and damnably important to Me.
Face to face I look at Me with some hatred, with despair and with great intentness.
I put Me in a crucible of my own making and set it in the Caming trivial Inferno of my mind. And I assay thus:
I am rare — I am in some ways exquisite.
I am pagan within and without.
I am vain and shallow and false.

[...]
I’m like a leopard and I’m like a poet and I’m like a religieuse
and I’m like an outlaw.

[...]
I am strong, individual in my falseness: wavering, faint,
fanciful in my truth.
I am eternally self-conscious but sincere in it.
I am ultra-modern, very old-fashioned: savagely incongruous.
I am young, but not very young.
I am wistful — I am infamous.
In brief, I am a human being.”

Mary Mac Lane (1881-1929)

dimanche 5 mai 2013

ELENA GOURO (1877-1913) /

Singulière et douloureuse poésie que celle d'Elena Gouro, compagne de route du futurisme russe. Auteur de trois recueils à peine, peintre, cette jeune femme, finlandaise d'origine, aurait pu figurer dans la liste des artistes sans oeuvres de J.Y.Jouannais. Elle n'échappe à l'oubli que le temps de quelques pages, quelques vers traduits du russe par S.Fauchereau, entre des noms que la postérité a mieux accueillis. La mort d'un jeune enfant, l'anéantissement, voilà les rares indices d'un désespoir contourné par l'adoption d'une posture de déni étonnamment persistante: berceuses, comptines et autres éléments d'un dialogue ininterrompu entre l'enfant mort et une mère qui n'en revient pas, littéralement, de cet arrachement...

L'oeuvre en fragments d'Elena Gouro a laissé quelques traces fugaces dans les archives de ses contemporains. Ici une note dans un journal (Block) ou un poème (Kroutchenykh): les avants-gardes, ce n'est pas un mystère, sont éminemment masculines, et concèdent aux femmes trop souvent le seul habit de la Muse ou un espace d'expression "en bordure"... Or ce qui frappe dans ces deux ou trois pages, c'est le choix assumé d'une impureté poétique, alignant  prose, chants, blancs, notations subjectives, oeuvrant dans un même corps textuel à l'expression MODERNE d'une intériorité fébrile.

"Elena Gouro est impatiemment claire" , la formule est splendide. Mais l'on aimerait, avec autant d'impatience, qu'Elena Gouro soit moins méconnue.

"Ici même dans la chambre se cachait l'extrémité
d'un écheveau de circonstances,
usée par la funeste journée d'hier
par la suite des jours.
Il était ici même à côté, dans la chambre
Moi, soudain, j'ai cru - que c'était ça:
C'est qu'il ne faut avoir peur de rien,
Mais qu'il faut chercher un signe secret.

Et j'ai accepté de bonne foi; sans avoir peur
je regardais maintenant
le carré fermé de la chambre...
La porte morte.
...                 ..              ..                        ..
Le vent lacérait le ciel gris dégelé,
le vent soufflait dans la ville,
détruisait les impasses, les murs.
Mêlée à la fange, ne demeurait que la neige fondue
de la demi-saison."

Elena Gouro, in L'avant-garde russe, anthologie des poètes futuristes et acméistes par Serge Fauchereau, éditions du Murmure, Paris 2003.