"Je pense beaucoup à Aloïse, bien sûr, ces jours, et savez-vous quelle est l'idée qui s'empare de plus en plus de mon esprit? C'est qu'elle n'était pas du tout folle. (...)Elle simulait. Elle était guérie depuis très longtemps. Elle s'était guérie elle-même par le procédé qui consiste à cesser de combattre le mal et à entreprendre tout au contraire de le cultiver, de s'en servir, de s'en émerveiller, d'en faire une raison de vivre passionnante. Le merveilleux théâtre qu'elle donnait constamment- ce bavardage incessant, incohérent et peu intelligible ( c'était exprès qu'elle le faisait inintelligible)- était pour elle un plan de refuge inattaquable, une scène où personne ne pouvait monter, ne pouvait l'atteindre. On ne peut plus ingénieux, on ne peut plus commode.Et avec son grand talent, sa grande et inventive intelligence, elle le perlait et le perfectionnait, ce théâtre, de manière stupéfiante. Elle aimait stupéfier. (...) Elle avait découvert le plan de l'incohérent; elle avait pris conscience de la profusion des fruits qu'il peut apporter, des voies qu'il ouvre, des lumières qu'il allume; elle en était éprise et passionnée, ne cessait de s'en émerveiller. Mais folle, sûrement pas. Très lucide, j'en suis persuadé, retranchée dans son si ingénieux cocon qu'elle s'était fabriqué.(...)"
Telle
est la lettre, un peu abrégée par nos soins, que Dubuffet adressa à Mme
Porret-Forel le onze avril 1964, soit six jours après la mort d'Aloïse.
Comme le souligne malicieusement Jacqueline Porret-Forel, dans le
documentaire que lui a consacré Muriel Edelstein, Dubuffet était un
homme intelligent, contradictoire.... et un brin mystificateur.
Car il ne fait aucun doute qu'Aloïse Corbaz était schizophrène.
Internée dès 1918 sur le diagnostic de "démence précoce", elle passe de
longues années à la Rosière, une institution psychiatrique dans
le canton de Vaud, en Suisse, où elle partage son temps entre le
repassage et le dessin sur des cahiers à la couverture bleue, ou de
grandes feuilles, parfois cousues ensemble de manière à former des
rouleaux qui se déploient, immenses, saturés de couleurs et
d'arabesques.
La persévérance, l'attention généreuse que lui a porté Jacqueline Porret-Forel - elle a fait sa thèse de médecine sur Aloïse- ont permis assez tôt la reconnaissance dans le champ de ce que l'on nomme art brut ou art des fous de cette oeuvre chatoyante et magique: Aloïse fut exposée en 1948 à la galerie Drouin à Paris. Aujourd'hui, un catalogue exhaustif est disponible à l'adresse électronique www.aloise-corbaz.ch.
Pour l'anecdote, rappelons que JPF alors jeune médecin, a soumis le travail plastique d'Aloïse à Jean Dubuffet, après qu'elle ait reçu un courrier de celui-ci adressé à un confrère homonyme... Le peintre faisait part dans sa lettre au docteur Forel de son désir d'élaborer une collection des oeuvres les plus marquantes réalisées par des malades... Quelque temps plus tard, elle l'engage à découvrir et à sauver les dessins colorés élaborés par la patiente qui de son propre aveu, l'avait touchée, et grâce à laquelle sa propre vie a pris un tour inattendu. Si Jacqueline Porret-Forel fournissait Aloïse en crayons de couleurs, craies, pastels indispensables à la malade, dont elle était la seule visiteuse, elle reconnaît qu'Aloïse lui a"insufflé une autre vie"...
Quant à nous, des rouleaux gigantesques recouverts des personnages et des motifs d'une mythologie personnelle,aux feuillets cryptés, reprisés, festonnés de papiers cadeaux ou brodés de cartes postales et de personnages découpés- la double exposition qui se tenait à Lausanne jusqu'à aujourd'hui a brillamment confirmé la nécessité de conserver un travail plastique stupéfiant, et pourtant encore minoré.