"Je suis la fille aînée de ma mère, mais la préférée ce n'est pas moi. Elle est fière de moi, mais c'est l'autre qu'elle aime. Précoce douleur pour le manque d'amour."
Une information qui vaut pour avertissement à l'orée de ce texte de quelques pages, heurtées, vivaces - tout Marina Tsvetaeva- et publié en supplément à la revue Le Nouveau Commerce, à laquelle on doit aussi, entre autres raretés, le Jane B. évoqué ici.
Ecrit et publié d'abord à Paris en 1934, lors de l'exil triste, misérable de la poétesse russe, "Le conte de ma mère" fonctionne comme un texte exorcisme. Le rappel sonore, éclatant, d'un épisode vécu ou fantasmé du mésamour maternel doit tenir à distance une possible répétition dans la relation tourmentée, angoissée, de Marina avec sa propre fille aînée Ariadna.
Récit en apparence naïf d'une banale situation de rivalité autour de la figure puissante et adulée de la mère... entre babillage étourdissant et énervé de fillettes et scénette théâtrale, le récit s'aiguise sur des détails férocement romanesques de brigands, de soeurs de lait, de mutilation, tandis que les enfants Marina et Assia dévident les bobines de leur imagination au service du désir de meurtre... Tuer l'autre et rester seule à seule avec maman...
En guise d'obstacle: rien. Ou plutôt: pire que rien. Une perplexité, une absence de clarification qui équivalent à un aveu. La petite aurait raison.
Il ne reste à Marina qu'à s'emparer du langage et devenir à son tour "poyétesse". Et de tisser, tresser avec sa mère la suite du conte pour triompher de sa cadette et devenir "magiquement" celle qui aura le dernier mot.
Pour nous, la lecture se trouble parfois de la connaissance de la biographie de l'auteur ( Sa deuxième fille Irina est morte à trois ans de malnutrition, éloignée par Marina Tsvetaeva elle-même dans un pensionnat pendant la révolution...) qui interfère avec certaines lignes, avec certains aveux: "C'est-à-dire qu'elle avait plus pitié d'elle, ne fût-ce que parce qu'elle n'avait pas su la nourrir comme il fallait."
C'est que le conte de ma mère n'échappe pas à la règle. Comme tous les contes, il résonne d'une sombre cruauté, et sous l'imagerie vernissée d'une chambre d'enfants au siècle dernier, résistent des ombres au charme puissant, que l'Histoire n'a pas toujours le pouvoir de tenir à distance.
Marina Tsvetaeva, Le conte de ma mère, Le nouveau commerce, supplément du numéro 70, Paris 1991.