"Si quelqu'un souhaite s'instruire - non que quiconque le veuille - sur le rôle de traître que joue la mémoire au cours d'une vie humaine, qu'il réfléchisse à la manière dont le flot des souvenirs refuse de se briser et empêche ce voyage dans l'espace du temps. Le temps: derrière ce mot, la mort chuchote. Avec ce poids s'alourdissant sans recours sur notre tête, la vision se brouille, rien n'est plus ce qu'il paraît être. Le mot événement n'a plus de signification, sauf dans un sens rituel: c'est-à-dire dans le sens d'un voeu, d'une profonde génuflexion entre la terre de l'avenir et le ciel du passé. Impossible de rien voir en se retournant: il fait trop sombre derrière moi. Et le cantique se contente de dire avec une stupéfiante banalité: " Il y a une lumière devant moi. Je suis sur ma route."
Julia était une fillette de neuf ans, j'en avais dix-huit. Je ne savais pas qu'elle cesserait de prêcher, qu'elle deviendrait une putain puis la maîtresse d'un chef africain, à Abidjan. Je ne savais pas que nous serions amants ni qu'elle deviendrait un pilier de ma vie. Je ne savais rien d'Arthur qui avait onze ans et moins encore de Jimmy qui en avait alors sept et qui deviendrait le dernier et le plus dévoué des amants d'Arthur. Qui aurait pu savoir? Derrière le visage de quiconque nous avons aimé pour de bon - qui nous avons aimé, nous aimerons toujours, l'amour n'est pas à la merci du temps et il ne connaît pas la mort, ils sont étrangers l'un à l'autre-, derrière le visage de l'aimé, si vieux, ruiné et marqué soit-il, se trouve le visage du bébé que fut autrefois votre amour et qu'il restera toujours pour vous. L'amour aide alors, si la mémoire ne le fait pas, et la passion, excepté dans son intense relation avec l'agonie, travaille à l'ombre de la mort."
James Baldwin, Harlem Quartet, Stock, 2003.
Photographie: James Baldwin having a drink with his brother David at a Broadway bar, 1965, Bob Adelman.