dimanche 28 juillet 2013

MARGUERITE DURAS / Emily L.


"J'ai dit: je voulais vous dire que ce n'était pas assez d'écrire bien ou mal, de faire des écrits beaux ou très beaux, que ce n'était plus assez pour que ce soit un livre à lire dans une avidité personnelle et non pas commune. Que ce n'était pas non plus assez d'écrire comme ça, de faire accroire que c'était sans pensée aucune, guidé seulement par la main, de même que c'était trop d'écrire avec seulement la pensée en tête qui surveille l'activité de la folie. C'est trop peu la pensée et la morale et aussi les cas les plus fréquents de l'être humain, les chiens par exemple, c'est trop peu et c'est mal reçu par le corps qui lit et qui veut connaître l'histoire depuis les origines, et à chaque lecture ignorer toujours plus avant que ce qu'il ignore déjà.
Je vous ai dit aussi qu'il fallait écrire sans correction, pas forcément vite, à toute allure, non, mais selon soi et selon le moment qu'on traverse, soi, à ce moment-là, jeter l'écriture au-dehors, la maltraiter presque, oui, la maltraiter, ne rien enlever de sa masse inutile, rien, la laisser entière avec le reste, ne rien assagir, ni vitesse ni lenteur, laisser tout dans l'état de l'apparition."

Marguerite Duras, Emily L., Minuit collection double, 2008.

dimanche 21 juillet 2013

JULIO CORTAZAR / Epreuves


Tiroirs et chemins qui bifurquent. Ou comment l'écriture et le réel s'invitent, s'immiscent, se répandent dans un exercice ingrat - littéralement une "galère". Voici Epreuves de Julio Cortazar.

En bordure d'une route, sur les bas-côtés d'un sublime paysage de vacance(s)dans le Sud de la France, Cortazar reprend, tapi dans son véhicule-dragon-tanière (l'inénarrable Fafner) les épreuves du Livre de Manuel. C'est un homme fatigué, déjà atteint par la maladie, qui peine un peu à mettre la dernière main à son texte. 

Loin du temps où la solitude et le silence (la réclusion) s'imposaient à lui, cet insomniaque magnifique s'accompagne dans ses corrections de la radio (aujourd'hui il suivrait un fil twitter...) avec son ruban de présences, de nouvelles, de publicités.

Julio Cortazar n'est pas seul à s'entourer des voix vives de la radiophonie estivale.  C'est que nous sommes en soixante-douze. La France entière suit la retransmission des Jeux Olympiques depuis Munich. 

Effraction du réel, l'enlèvement des athlètes israëliens et leur exécution par le groupe Septembre Noir contamine tout ce qui a été écrit et qui est à écrire,  opérant violemment sur le travail de l'écrivain. La catastrophe s'incarne dans une troublante métaphore : le réel est venu se coller, dixit Cortazar dans les dernières lignes, poisseux et informe et horrifique, entre les pages du livre en cours, tel une énorme phalène palpitante...

Glissade contrôlée en apparence, miné par la présence incontournable de la barbarie, Epreuves explose en réquisitoire contre les hypocrisies politiques responsables de l'élaboration ( J'ai pour ma part toujours vécu à l'ombre du Plan Vigie-Pirate, décliné et réajusté en couleurs différentes au fil des années) du spectre ou de l'horizon de notre histoire contemporaine: l'attentat terroriste. 

Leçon d'écriture -"corriger un livre, c'est aussi l'affronter en tant qu'épreuve, vérifier s'il est vraiment la preuve de quelque chose"- aux accents sympathiques de Robinsonnade - "j'ai allumé le réchaud pour faire le café et aussi la radio, deux façons de se mettre en orbite" Epreuves dans ses dernières pages dégage du magma de la contemporanéité une représentation sans concession de l'Occident post-colonialiste à l'oeuvre dans le développement de cette violence spectaculaire.


"...Ces heures où nous nous replions dans le néant, où les choses continuent à se passer autour de nous, comme cette nuit à Munich, même si je n'ai pas la moindre possibilité d'intervenir à partir de mon dragon dans le Midi de la France, il s'agit de quelque chose qui étreint la condition humaine par en bas, la responsabilité- pour lui donner un nom.

Dormir c'est abolir tout témoignage, toute compagnie, cet être présent qui nous définit lorsque nous avons assumé notre vie au mieux. C'est comme se détourner d'un miroir, fermer la porte à un ami, ne pas voir la faim dans les yeux d'un chat collé à la vitre. La matinée du mercredi allait multiplier ce sentiment de culpabilité que bien des gens trouveraient absurde, puisque le temps de veille suffit plus qu'amplement pour les migraines, le hoquet, les phobies et l'asthme; à peine m'étais-je réveillé que la radio m'apporta la nouvelle des dix-huit morts de Munich, le carnage incroyablement maladroit perpétré par un dispositif policier que toutes sortes de raisons permettaient d'imaginer comme l'un des paradigmes du genre.

Si le paysage est un état d'âme, on comprendra que j'ai immédiatement quitté Vaison-la-Romaine et cherché un coin pour travailler dans une solitude amère."

Julio Cortazar, Epreuves, éditions de La Différence, Paris, 1991.













mercredi 17 juillet 2013

LAWRENCE FERLINGHETTI / C'était un visage que le noir pouvait tuer...



 C'était un visage que le noir pouvait tuer

             en un instant


un visage facilement blessé
                       
                   par le rire ou la lumière

"La nuit nous pensons autrement",
                       
                         a-t-elle dit une fois
étendue langoureuse
              
                      Et elle citait Cocteau

"Je pense qu'il y a un ange en moi, disait-elle
                       
                         que je choque constamment"

Puis
    
      souriante se détournant
       
            elle m'allumait une cigarette
         
               soupirait se levait

étirait sa douce anatomie

                       laissant choir un bas

                  TERRIBLE
(...)


Lawrence Ferlinghetti,  Un regard sur le monde, C.Bourgois, 1970. Tradution Mary Beach et Claude Pélieu.
Photographie, Vali Myers by Van Elsken.


MARILYN MONROE / N.Y. C. 1955

Découvrir une librairie en flânant dans Paris écrasé de chaleur, tomber sur un livre de photographies inconnues de Marilyn - feuilleter le livre en question et éprouver l'immédiateté de cette rencontre entre -la préface en anglais effleurée- un adolescent de quatorze ans embusqué près de l'hôtel Gladstone où elle vit depuis son divorce avec Joe Di Maggio et l'actrice lumineuse, fraîche séductrice de vingt-neuf ans.

C'est étrange mais à effeuiller l'album, c'est le titre d'un autre livre de photographies qui s'impose à moi. Pourtant aucune superposition, ni croisement possibles. Là où Guibert soigne le cadre et la définition des contours, dans un noir et blanc glacé, les images volées de Peter Mangone nous invitent à une danse joyeuse et mélancolique au plus près du corps, du visage et du regard de Marilyn. "Le seul visage"... Oui, Peter Mangone, et après lui ceux qui ont donné vie à cette pellicule disparue pendant plus de cinquante ans ont certainement eu l'expression aux lèvres...

Les couleurs dans leur dégradé enregistrent la captation d'une fin de journée dans le New-York des années cinquante. Un peu passées, bleutées comme un soir qui tombe, leur grain, visible, leur flou racontent le mouvement, la fébrilité et l'excitation des deux protagonistes. Photographies à la beauté intemporelle de Polaroïds fixant une balade en ville, une flânerie, une visite chez Elizabeth Arden, un col de fourrure sombre...

Peut-être bien qu'il fallait l'avidité et la naïveté de regard d'un très jeune garçon pour réussir la capture frémissante de ce visage offert - sans autre dérobade qu'une ombre quelquefois qui s'y pose, d' inquiétude ou d'absence. Quelquefois seulement, mais on sait que dans ce retrait fugace se tient Marilyn qui, se défendant des mots, leur confiait:

"Seule!!!!
Je suis seule. Je suis toujours seule 
quoiqu'il arrive
(...)
Mes sentiments ne trouvent pas à se développer dans les mots."

Marilyn Monroe NYC, 1955. Danziger Gallery, NY, 2012.