"J'ai dit: je voulais vous dire que ce n'était pas assez d'écrire bien ou mal, de faire des écrits beaux ou très beaux, que ce n'était plus assez pour que ce soit un livre à lire dans une avidité personnelle et non pas commune. Que ce n'était pas non plus assez d'écrire comme ça, de faire accroire que c'était sans pensée aucune, guidé seulement par la main, de même que c'était trop d'écrire avec seulement la pensée en tête qui surveille l'activité de la folie. C'est trop peu la pensée et la morale et aussi les cas les plus fréquents de l'être humain, les chiens par exemple, c'est trop peu et c'est mal reçu par le corps qui lit et qui veut connaître l'histoire depuis les origines, et à chaque lecture ignorer toujours plus avant que ce qu'il ignore déjà.
Je vous ai dit aussi qu'il fallait écrire sans correction, pas forcément vite, à toute allure, non, mais selon soi et selon le moment qu'on traverse, soi, à ce moment-là, jeter l'écriture au-dehors, la maltraiter presque, oui, la maltraiter, ne rien enlever de sa masse inutile, rien, la laisser entière avec le reste, ne rien assagir, ni vitesse ni lenteur, laisser tout dans l'état de l'apparition."
Marguerite Duras, Emily L., Minuit collection double, 2008.