Que "...ne se perdent pas ici l'enchantement, la fascination douloureuse et pénible de ces amours qui, par nature transitoires et impossibles, ont quelque chose de ces légendes jamais épuisées..."
Sous de tels auspices l'histoire du vieux raffiot amoureusement et cyniquement nommé "L'Alcyon" ne pouvait que nous envoûter, d'autant plus que nous la lisions à des milliers de kilomètres de ces contrées moites, de ce capharnaüm tropical, de ces vapeurs d'Orient qui, davantage qu'une simple de toile de fond, la pénètrent et la structurent. Car nuit après nuit, alors que les chaudes journées sont consacrées au sommeil, permis par la climatisation qu'enclenchent les moteurs, le narrateur "premier" recueille d'un compagnon, capitaine du bateau depuis disparu, le récit de son histoire d'amour avec une beauté levantine nommée Warda Bashur, également propriétaire dudit "Alcyon".
Loin des pâles façades des villes d'Europe de l'Est, toutes chantournées et colorées de pastels gourmands où dominent vert pistache et jaune vanille, je m'enfonçai donc dans le sillage du vieux steamer, qui à chaque détour de ce que l'on nomme hâtivement "hasard", se découvrait au narrateur ignorant de son histoire.
A chaque fois un peu plus fatigué, décati, immergé de plus en plus profond dans les eaux où son destin le faisait croiser.
Que de chemin depuis Helsinski féériquement prise dans les glaces aux crues boueuses et fatales de l'Orénoque... Sur cette route chaotique en apparence seulement ( à cinq reprises, le narrateur rencontre le navire fantomatique et dans cet étoilement se prépare comme par magie la possibilité pour lui de connaître, enfin, l'envers de cette présence mystérieuse) le navire se déglingue peu à peu et avec lui les amours de la jeune femme en quête de liberté / d'elle-même et du marin entre deux âges que cette liaison laissera exsangue, pareil à un spectre, à une ombre.
Au delà de ce monde cosmopolite, plein d'agitation ou de langueur selon le rythme secret des ports du monde entier, saturés de couleurs, d' odeurs, de bruits - je porte le souvenir violent de celles de peinture, du sel, de la graisse des machines et de la sueur de ceux qui oeuvrent là, péniblement- au delà donc de cette agitation préalable à la liberté des mers et des départs, "La dernière escale du tramp steamer" nous parle du monde des perdants, des vaincus de tout poil, et de la mélancolie qui les ayant empoignés, se transmet inévitablement à quiconque ose leur contact.
"Il entra tout à coup dans mon champ visuel, avec une lenteur de saurien légèrement blessé. Je n'en pouvais croire mes yeux. Sur le fond de la resplendissante merveille de Saint-Pétersbourg, le pauvre cargo envahissant l'aire, ses flancs souillés de traces gluantes d'oxyde et d'ordures jusqu'à la ligne de flottaison. La passerelle du commandant et, sur le pont, la file de cabines destinées aux membres de l'équipage et d'éventuels passagers avaient été peintes en blanc à une époque très lointaine. Maintenant une couche de crasse, d'huile et de rouille leur donnait une couleur indéfinie, la couleur de la misère, de la décadence irréversible, d'un usage désespéré et incessant. Irréel, il glissait dans le halètement d'agonie de ses machines et le rythme saccadé de ses bielles qui, d'un moment à l'autre menaçaient de se taire à jamais. Il occupait déjà le premier plan dans le spectacle immatériel et serein qui me saisissait, et ma surprise émerveillée se convertit en une impression difficile à préciser. Il y avait, dans cette épave vagabonde de la mer, une sorte de témoignage de notre destin sur la tere. Un pulvis eris en fin de compte plus éloquent et plus assuré dans ces eaux de métal poli avec, en toile de fond, la splendeur dorée et blanche de la capitale des derniers tsars."
Alvaro Mutis, La dernière escale du tramp steamer, Les cahiers rouges, Grasset, 1992. Traduction de Chantal Mairot.