lundi 30 juin 2014

CONRAD AIKEN / Neige silencieuse, neige secrète

Sensation délicieuse que de savourer à part les autres une expérience secrète, qui convoquerait tous les sens et recouvrerait le réel d'une luminescence particulière. "Neige silencieuse, neige secrète" ne parle que de cela - et c'est là sa beauté...

Paul Haselman, douze ans, vit des journées rythmées par ses va-et-vient entre l'école et la maison. Ce qu'il connaît du monde se tient juste là, entre ces deux espaces, entre les deux pôles d'une vie diurne ordinaire et de nuits solitaires où le rêve ensevelit le reste et finit par s'imposer comme la seule réalité qui vaille. Au fil des pages, de biais, surgit la possibilité de la folie du garçon, qui serait celle d'une plongée dans un grand blanc hallucinatoire. En effet, Paul perçoit le silence tactile de la neige fraîchement tombée - absente à chacun de ses réveils- et il bascule peu à peu dans une irréalité physique que contredisent les jours qui passent ainsi que les conversations avec ses parents désemparés par son attitude étrange. 

Le réel devient pour lui un "contrepoint". Ainsi ses trajets quotidiens lui offrent le spectacle d'une fadeur qui lui fait tendre de tout son être vers l'éblouissement de ses hallucinations. Objets disparates, ternes, sales, sont des résidus non absorbés dans la magie blanche et froide et scintillante de ce monde secret et comme inversé. 

La nouvelle, dans sa dramaturgie, prépare au pire, à un tragique acmé: le poids que constitue cet accès à une réalité secrète, nul adulte, parent ou médecin, ne saura en dégager l'enfant. Le troisième "acte" scelle définitivement l'échec de la tentative parentale pour ramener Paul à une forme de rationalité normative; loin de céder, il (s')abandonne dans un demi- aveu ( "J'aime penser à elle"), comme un soupir. Aux yeux des autres il semble désormais un monstre. Et lorsque sa mère, dans une tentative désespérée de le reprendre, fait irruption un peu plus tard dans sa chambre, c'est avec haine qu'il la repousse, pour s'enfouir irrémédiablement dans les replis d'une vague neigeuse, qui l'entraîne dans d' inquiétantes volutes.
- Quand le rêve est une autre vie... 

Conrad Aiken, Neige silencieuse, neige secrète, traduit par Joëlle Naïm, La Barque éditions, juin 2014, Paris. ( La nouvelle est accompagnée par deux textes de la traductrice et d'O. Gallon, éclairants.)
Photographie: Perrine Lamy-Quique

EXTRAIT /

"Sa beauté allait simplement au-delà de tout - au-delà de la parole et au-delà de la pensée- éminemment incommunicable. Mais comment alors trouver un équilibre entre ces deux mondes dont il avait sans cesse conscience? On doit se lever, on doit aller prendre le petit-déjeuner, parler avec maman, aller à l'école, apprendre ses leçons-  et parmi toutes ces activités, essayer de ne pas paraître idiot. Mais comment faire si pendant tout ce temps-là on essayait aussi d'extraire sans rien en perdre ce qui faisait les délices d'une autre existence, tout à fait à part, et dont on ne pouvait ( si tant est qu'on le puisse) parler facilement? Comment allait-on expliquer? Expliquer, serait-ce sans risque? Serait-ce absurde? Cela voudrait-il simplement dire qu'il allait s'attirer des ennuis, d'un genre qu'il ne cernait pas bien?"




 

lundi 23 juin 2014

DAVID RIEFF / Mort d'une inconsolée


"Ce n'est qu'au bout de plusieurs mois après sa mort que j'ai trouvé la force nerveuse de lire son Journal. J'ai été écrasé, ce faisant, par le sentiment de malheur profond et récurrent qui en émane. Pas moins déconcertant: le fait que dans les notations les plus désespérées elle continuait à élaborer des projets pour l'avenir. Ce qu'elle voulait écrire mais aussi lire. Les pièces qu'elle voulait voir, les musiques qu'elle voulait écouter ou réécouter. Elle commence à dresser une liste de mots ( domaine éditorial, introduction, Scrimshaw, préconditions somatiques, marbre), de citations ( Gertrude Stein:" la poésie est noms, la prose est verbes"), de faits épars (" description d'un graffiti, Gerard Houckgeest / 1600-1661 / - la tombe de Willem Le Silencieux au Nieuwe Kerk de Delft: graffiti à la base de la colonne - dessin d'enfant avec chapeau, en rouge"), puis, assez vite elle souligne une nouvelle idée, se projetant à nouveau dans l'avenir, dans le monde qu'elle s'est construit.
Elle savait, je crois, que c'était là la source de sa force et de sa malédiction. Dans l'une des notes datant du début des années 80, elle affirme: " J'écris comme je vis et ma vie est pleine de citations." Puis elle ajoute: " Change ça." Mais elle ne le fit jamais. 
 Comment l'aurait-elle pu? Son Journal confirme ce que j'ai toujours pensé d'elle: quoi qu'il lui arrive, si contrariée, défaite, piégée ou incomprise qu'elle pût parfois se sentir, elle finissait par se redresser, le regard fermement dirigé vers l'avenir - vers ce qui venait ensuite. Ce n'était pas seulement de l'ambition, de la curiosité, de la vanité, ni même le désir de conformer ses actes à ses résolutions les plus profondes datant de l'adolescence, et qu'elle décrit parfois comme la volonté de se "surpasser". C'était tout cela à la fois bien sûr, mais, plus profondément, c'était aussi, me semble-t-il, une capacité presque infantile à l'émerveillement. Cet émerveillement la nourrissait, la soutenait, la propulsait de projet en projet, de voyage en voyage, de performance artistique en performance artistique. Il peut sembler stupide de formuler les choses ainsi, mais c'est un fait: ma mère n'avait tout simplement jamais assez du monde."

David Rieff, Mort d'une inconsolée, Les derniers jours de Susan Sontag, Climats, 2008, Paris.



mardi 10 juin 2014

NEAL CASSADY / Un truc très beau qui contient tout


" A QUI DE DROIT:

Par la présente je certifie, à toutes les femmes sans exception à qui il pourrait s'avérer nécessaire de présenter ce document, l'authenticité et la conformité des termes mentionnés ci-dessous du code "pénal" qui entre en vigueur ce jour en vertu de l'accord n°7013. Ceci annule de fait tous les accords précédents & dans l'éventualité où des règles ultérieures seraient décrétées durant l'application de cet arrêté, il est entendu qu'aucune modification ne sera faite de l'accord n°7013, ni aucune règle appliquée qui contredirait expressément les clauses & les termes de la charte n°7013.
Les articles du décret n°7013 sont certifiés exacts tels qu'ainsi modifiés & attestent que:
1) Je souhaite et ordonne que les conditions suivantes soient appliquées avec la plus grande régularité & la plus grande vigueur par mon mari Neal L. Cassady, que j'autorise à:

a. rencontrer toutes les femmes qu'il est possible de rencontrer afin de tenter, sans restriction aucune, consciente ou émotionnelle, de les séduire sans délai, implication personnelle ou inhibition.
b. D'autre part, il est tenu pour acquis que toutes ces liaisons se poursuivront afin de combler ses débordements physiques & qu'il n'y aura aucune restriction concernant le nombre ou le type de pénétrations sexuelles.
c. Il est dispensé d'éprouver la moindre culpabilité, le moindre sentiment d'avilissement ou de honte, et il n'en résultera aucun conflit psychologique de quelque nature que ce soit.
d. Les attributs du corps de chaque femme seront tous inventoriés & appréciés par ses soins sans entrave ni crainte d'en concevoir de la pitié envers le mien.
e. Par ailleurs il est stipulé qu'il jouira d'une totale liberté dans sa sélection, et dans ses déclarations concernant toutes les femmes, jeunes filles comprises.
f. Enfin, il lui est accordé toutes les libertés possibles et imaginables non spécifiées ci-dessus en rapport avec les femmes & toutes ces libertés seront conformes à sa personnalité & à sa disposition d'esprit sur le sujet.

Il est pleinement entendu par ma personne qu'il lui faut pourvoir aux besoins émotionnels de son âme. En pleine possession de mes moyens (juridiques) & de mes facultés, j'appose ma signature sur ce document dont la date d'expiration sera la date à laquelle notre mariage sera rompu.

DIANA H. CASSADY

P.S. Avec l'autorité que me confèrent 27 années de tempérament éminemment sexuel - insatisfaite en amour jusqu'à la névrose ( ce qui a nécessité 6 ans de traitement psychiatrique intensif) & mon esprit et mes émotions étant ainsi conditionnés, je suis mieux qualifiée que quiconque pour juger des capacités sexuelles de Neal. En conséquence, je certifie qu'il est le nec plus ultra de la satisfaction sexuelle et du plaisir. Son habileté à prodiguer la satisfaction sexuelle est manifeste en vertu des déclarations sous serment de toutes celles que je connais à qui il a fait l'amour. Toutes sans exception déclarent avec ferveur qu'il est "le meilleur coup des Etats-Unis". "

J'aime infiniment que ce livre, le premier volet des lettres de Neal Cassady, traduit en français soit dédié  à la mémoire de Carolyn Cassady,  dont le livre "Sur ma route" est une version émouvante et dérangeante de sa vie aux côtés des enfants terribles de la Beat Generation. Carolyn Cassady est morte en 2013 et elle a le mérite d'avoir témoigné de sa  lutte constante et difficile pour se gagner une indépendance, une liberté intime et sociale chèrement payées: estime de soi malmenée, confiance trahie,  disputes et situations sordides,  solitude... Bravo donc aux éditions Finitude pour rappeler qu'"elle aussi avait fait de sa vie un truc très beau qui contient tout"!

Reste cette lettre, au milieu d'autres tellement folles et bouleversantes, qui disent ferveur et angoisse de vivre. Signée par Diana, une autre de ses épouses, probablement écrite sous la dictée de Neal - stupéfiante: il n'est plus question de Cassady l'enjôleur ivre de brûler sa vie, mais, comment dire? d'une espèce de tyran arrogant , narcissique délirant et autoritaire. A moins qu'il ne faille rire de l'énormité de la farce? C'est tentant mais j'ai des doutes... et surtout,  la pirouette permettrait une fois encore de faire passer l'inacceptable...  Un texte donc comme un révélateur  d'un sentiment de surpuissance - certainement entretenu par l'usage quotidien de psychotropes,  d'une forme de panique - à l'idée d'être surpassé,  mis en concurrence etc...

Blanc-seing pour satisfaire une libido prédatrice,  que l'inscription dans le cadre d'un pseudo contrat "purifierait" en quelque sorte, alors qu'il n'acte que la suprématie d'un vouloir malade, nourri et validé par la soumission de sa partenaire "privilégiée" du moment,  aliénée au point de se réjouir de "pourvoir aux besoins émotionnels de (l') âme"de son époux!

Or cette trace pathétique du rapport de domination à l'oeuvre entre un homme et des femmes dans la Beat Generation n'est pas à minorer, et repose la question d'un étrange déséquilibre: alors que Neal Cassady fut pourvu d'une stature d'écrivain génial par son ami Kérouac  à partir du matériau même de ces lettres, pourquoi les compagnes de ces écrivains iconisés ont-elles pu être tenues à l'écart, sans obtenir tant de reconnaissance critique  pour leurs propres oeuvres, sous prétexte qu'il s'agissait la plupart du temps de "mémoires", de documents et non d'un versant expérimental, et partant, subversif  de la littérature? Réactivant la question du "pourquoi" de ce choix de s'en tenir à une forme d'écriture hors fiction -  il faudrait alors aller voir du côté de Christine Planté et de la petite soeur de Balzac... Pour moi je réaffirme que Joyce Johnson ( auteur de "personnages secondaires", voir ici),  Elise Cowen ( dont les poèmes sont à peine disponibles depuis quelques mois) et C. Cassady ont pris leur part de cet élan libérateur et salutaire initié par les poètes beat, sans que ces derniers leur aient concédé un talent littéraire quelconque.  Alors rire ou pleurer ( y compris de rire?), libre à chacun(e) mais de grâce,  convenons qu' il fallait oser...

 Neal Cassady , lettres 1944-1950, (lettre du 17 août 1950), Finitude, Paris, février 2014, traduction et présentation par Fanny Wallendorf.