Extrait/
"Nous dormions dans ce qui
fut autrefois le gymnase. Le sol était en bois verni, avec des lignes et
des cercles tracés à la peinture, pour les jeux qui s'y jouaient
naguère; les cerceaux des paniers de basket-ball étaient encore en
place, mais les filets avaient disparu. Un balcon courait autour de la
pièce, pour recevoir le public, et je croyais sentir, ténue comme une
image persistante, une odeur âcre de sueur transpercée par les effluves
sucrés de chewing-gum et de parfum que dégageaient les jeunes
spectatrices, que les photographies me montraient en jupes de feutrine,
plus tard en minijupes, ensuite en pantalons, puis parées d'une unique
boucle d'oreille, les cheveux en épi, striés de vert. On avait dû y
organiser des bals; leur musique y traînait encore, palimpseste de sons
non entendus, un style se succédant à l'autre, courant souterrain de
batterie, plainte désespérée, guirlandes de fleurs en papier mousseline,
diables en carton, boule de miroir pivotante, poudrant les danseurs
d'une neige de lumière.
Cette salle sentait les vieilles étreintes, et la solitude, et une attente de quelque chose sans forme ni nom. Je me rappelle cette nostalgie de quelque chose qui était toujours sur le point d'arriver et qui n'était jamais comme ces mains alors posées sur nous, au creux des reins, ou comme ce qui se passait sur le siège arrière, dans le parking, ou dans le salon de télévision, le son coupé, avec seules les images à clignoter sur la chair émue.
Nous soupirions après le futur. Comment l'avions-nous acquis, ce don de l'insatiabilité? Il était dans l'air; et il y demeurait, comme une pensée à retardement, tandis que nous essayions de dormir dans les lits de camp qui avaient été disposés en rangées, espacées pour que nous ne puissions pas nous parler. Nous avions des draps de molleton, comme ceux des enfants et des couvertures de l'armée, des vieilles, encore marquées U.S. Nous pliions soigneusement nos vêtements et les déposions sur les tabourets placés au pied des lits. La lumière était en veilleuse, mais pas éteinte. Tante Sarah et Tante Elisabeth patrouillaient; un aiguillon électrique à bétail était suspendu par une lanière à leur ceinture de cuir."
Margaret Atwood, La servante écarlate, R.Laffont, 1987.