"... car cet argent ne sert
qu'à aider la police à fournir des faux témoignages et à donner des
coups de matraque sur les hommes pour voler des chevaux et emprisonner
des innocents il vaudrait bien mieux pour eux qu'ils rassemblent une
somme pour la donner aux pauvres de leur district et il n'y a pas besoin de craindre que quiconque vole leurs biens parce que personne ne pourrait voler leurs chevaux sans que les pauvres le sachent si quelqu'un était vicieux au point de voler leurs biens les pauvres se soulèveraient comme un seul homme et le retrouveraient où qu'il soit sur la terre un homme riche aura toujours avantage à se montrer libéral avec les pauvres et à se faire le moins d'ennemis possible comme il s'en apercevra si les pauvres sont de son côté il n'y perdra pas au change. S'ils dépendent des policiers ils seront poussés à la destruction." Ned Kelly, Lettre de Jerilderie, 1879; L'escampette éditions, Paris, 2012.
jeudi 29 janvier 2015
samedi 3 janvier 2015
INGEBORG BACHMANN / Journal de guerre suivi de Lettres à Ingeborg B. par Jack Hamesh
"Non, avec les adultes, on ne peut vraiment plus parler."
Sylvia Plath?... A l'ombre du père - Daddy- et ses incarnations politiques, Ingeborg Bachmann comme sa consoeur américaine, a forgé sa langue, son devenir poétique à partir du champ aride de la défaite, d' atrocités et de silences impossibles à crever. Ingeborg l'autrichienne... J'ai découvert ses fictions il y a maintenant dix-huit ans - Franza, Malina, Trois sentiers vers le lac... C'est à peu de choses près l'âge qui est le sien dans les minces feuillets de son Journal de guerre.
Elle se retrouve alors littéralement confrontée à une identité périlleuse et fragile. Belle jeune fille, elle surgit dans l'office de soldats étrangers, vainqueurs, pour une sollicitation dont dépend son avenir. Au cours d'un bref échange, Bachmann éprouve que sa parole est pour ainsi dire troublée, comme une eau peut l'être, entachée par l'adhésion des siens ( les oncles, le père) au nazisme; son corps la lâche. Elle rougit irrésistiblement, comme sous l'emprise d'une honte informulée qui la déborde. Une honte au delà d'elle-même et qui remonte désormais sous chaque mot, sous chaque pensée. La vérité (Son inscription aux FBD se justifiait uniquement par la nécessité pour elle d'échapper au service obligatoire) ne peut être dite publiquement. Plus exactement, elle ne peut être entendue. Les rares pages de son journal l'inscrivent dans une intimité honorable, seule possible. Les mots nus de l'expérience n'ont plus aucun intérêt et se noient, vains, dans le flux des discours mensongers du sauve-qui-peut général.
Du coup Ingeborg tremble, elle s'empourpre sans raison, elle vacille- pas pour longtemps. Dans les quelques pages du "Journal de guerre", après l'évocation d'un quotidien oppressant, rétréci par les dangers conjoints des bombardements alliés et de la domination idéologique nazie, la rencontre avec un jeune soldat juif, germanophone, éclipse et renverse tout le reste.
La mise en présence de ces deux-là appartient au hasard, improbable miracle, dans sa modestie même. D'un moment où tout a le goût du désespoir surgit une relation. Estime, affection, liberté d'expression sont les trésors que Jack et Ingeborg partagent - vite, car l'urgence de vivre, de penser, ils l'éprouvent douloureusement, dans leur chair.
Lui est un déraciné, orphelin échappé de Vienne par les filières évoquées par Sebald dans Austerlitz; il tombe amoureux instantanément de cette jeune fille formée à la culture de "l'ancien monde", qui préfère risquer sa vie à lire Rilke à découvert dans son jardin plutôt que peut-être s'asphyxier dans une cave à vouloir échapper aux bombardements.
Elle veut étudier la philosophie; il l'y encourage. Elle veut connaître Vienne, la capitale, et le monde. Lui doit y renoncer, forcé de se réinventer ailleurs - ce sera un autre pays, une autre langue. Ce dialogue, cette parole libérée, entre deux êtres désireux de vivre et de saisir quelque chose du monde qui s'est effondré et de celui qui se reconstruit, est ce qui leur permet l'un l'autre d'adoucir le présent obscurci par les échos des villes fumantes et des charniers découverts.
Sous chaque page, sous chaque parole échangée ( Nous n'avons pas les réponses d'Ingeborg Bachmann aux lettres de Jack), la solitude, le néant, le déracinement. Et il ne s'agit pas ici d'une métaphore... Jack est le seul survivant de sa famille. La Palestine et le Sionisme s'offrent à lui et à des millions de Juifs rescapés comme un territoire de reconstruction, mais son départ loin de son pays natal et d'Ingeborg est un autre déchirement intime. Un de plus.
J.H, dont l'identité exacte a été récemment déterminée ( voir les passionnants textes annexes de la traductrice F.Rétif et de H.Holler dans le recueil) s'était rêvé étudiant. Le monde d'après l'a contraint au déplacement, à l'abandon de la plupart de ses désirs. Touchantes, troublantes, ses pensées, sa trajectoire sont à lire maintenant et ici où notre contemporanéité rejoint ce temps des déplacés, des réfugiés, des meurtris de toutes sortes...
Non, avec les adultes, on ne peut vraiment plus parler...
Ingeborg Bachmann, Journal de guerre suivi des Lettres à I.B. par Jack Hamesh, Actes Sud, 2011.
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