Une langue droite comme un direct dans la figure, rythmant la prose sèche, heurtée, de ce bref et unique opus d'un auteur que l'école n'a pas informé ( il fut recalé à trois reprises à l'examen d'entrée au collège!), ouvrier tourneur dans une usine d'Italie du Sud, près de Bari- et la publication de son témoignage n'y a rien changé.
Un texte qui halète, paragraphe après paragraphe, sans aucun des rouages huileux articulant idées/ exempla dans les récits respectueux des règles classiques d'une rhétorique éculée. Parce que dire les nouvelles formes de violence d'un réel inédit exige d'être à bout de souffle. Aller droit à ce qui choque, impressionne rétine et sens, excite et fait bouillonner le sang.
Tout du long de ces 180 pages, se mettre dans la roue d'un qui a fait durant des années comme une seule et terrible journée de travail à l'usine, à la chaîne, voilà l'expérience à laquelle le lecteur se soumet. Une journée qui dure le temps d'une vie, en ( bête de ) somme, où les temps modernes ont su tuer ce qui était beau, et simple, et accessible à tous, surtout aux "sans-rien", auxquels on a ôté même le contact d'une nature consolatrice...
" A vol d'oiseau la mer est tout près, on peut la voir en montant sur le toit en fer des ateliers. C'est une mer bleue, robuste, puissante. Quand elle est agitée on peut même voir ses vagues écumeuses, c'est une mer qui met le coeur en joie, mais si on s'approche on aperçoit tout de suite que c'est une mer morte; goudron, ordures et mazout la tuent jour après jour, il n'y a plus de poissons, il n'y a plus les crevettes ni les baveuses que nous pêchions quand elle était propre. "
Epuisement quotidien des journées de labeur en usine, des luttes récurrentes vouées à l'échec, ouvriers contre chefs, ouvriers contre services sociaux, médecins incompétents, sourds aux requêtes: toujours il est question - et comment pourrait-il en être autrement? - de corps exténués, d'esprits abrutis, peinant à penser, de leur obsession de l'accident, de la peur, pour soi, pour les autres - du camarade de chaîne aux enfants qu'on laisserait, orphelins miséreux.
Mais au-delà de la plainte, de l'élégie, reste le politique. Et ce n'est pas la moindre qualité de cette "bombe" cassant "des siècles de silence" que de convoquer, sans cesse, la dimension collective, la force de résistance et d'opposition, qui, sitôt activée, mise en mouvement, ressoude et réconcilie. L'Italie des années soixante, ses émeutes, son énergie révolutionnaire est davantage qu'un spectre auquel se frotte sans cesse l'expression de "classe ouvrière". Plongée dans cette mer de mots bruts, sincères, celle-ci est comme revivifiée, regonflée de son importance et du poids d'une histoire non finie.
Alors oui, il faut lire Tommaso Di Ciaula et son texte qui s'accorde, avec presque quarante ans d'avance, à cette Italie du Sud aux rivages détruits par les promoteurs immobiliers où (s')échouent migrants, visions idylliques, rêves de vies faciles, représentations périmées d'une Europe qui veut si peu exister.
De grèves en manifestations, de refus d'obéir aux restructurations assassines que portent des contremaîtres "aux ordres" en constats d'amertume, "Tuta Blu" réinvestit la langue et le réel d'un vocabulaire simple, exigeant. Liberté des corps, puissance du désir, solidarité et revendication rageuse de l'élargissement des possibles pour toutes les vies passées à l'encan des chaînes de production. Autel sur lequel, encore, sont sacrifiées les existences des plus fragiles, des plus pauvres, partout.
Extrait:
"Ce soir, la neige. Avant-dernier dimanche de novembre, il y a des années qu'il ne neigeait pas dans les Pouilles au mois de Novembre. Je jette un coup d'oeil aux journaux: Pirelli licencie 1380 travailleurs, L'Innocenti de Lambrate veut fermer complètement, d'autres grosses usines hésitent entre fonds de chômage et licenciement. Comme une épidémie. Dans la péninsule les patrons jouent au chat et à la souris, les uns ferment, les autres ouvrent, les uns ouvrent à moitié, les autres ferment à moitié, les uns se cachent, les autres réapparaissent. En attendant, l'hiver s'annonce rigoureux, et ces messieurs veulent nous jeter à la rue. Ils veulent nous mettre à la porte des usines parce que nous ne sommes pas gentils. Dans les usines, nous crevons, ils nous intoxiquent, ils nous abrutissent, ils nous sucent le sang, et ils veulent les fermer comme si c'était le paradis.
(...)
Cependant la neige tombe, une neige insolite. Jusqu'au mois dernier, on allait en bras de chemise, dans le parc communal, le soir on dormait au grand air et à la lumière des réverbères ou sur les bancs. L'été a été très chaud, sec, pas même une goutte d'eau, la poussière étouffait les sentiers de campagne et même les cigales se taisaient. Elles aussi chassées par la puanteur de merde, d'ordure, par les égouts à ciel ouvert qu'on appelle ici des "marranes". Pauvre Sud, Sud pisseux, avec ces salauds qui spéculent sur nos indécisions, nos désordres, nos amertumes, nos fureurs qui durent peu, l'espace de quelques heures, de quelques minutes."
Tommaso Di Ciaula, "Tuta Blu" ( Bleu de travail), traduction de Jean Guichard, Actes Sud, 1982.